Allai­ter sans montre ni horloge

C’est chaque jour que les ani­ma­trices de La Leche League reçoivent des appels de nou­velles mères, inquiètes de savoir si leur lait est suf­fi­sant en quan­ti­té ou en qua­li­té, car leur bébé réclame « trop sou­vent », veut téter « trop long­temps » par rap­port aux normes prô­nées par le per­son­nel de la mater­ni­té, leur entou­rage ou les manuels de pué­ri­cul­ture courants.

On est en effet tel­le­ment influen­cé par le modèle de l’alimentation arti­fi­cielle (à tel âge, le bébé doit prendre tant de bibe­rons de tant de grammes), qu’au lieu de remettre en cause ces normes, on pré­fère mettre en ques­tion la capa­ci­té des femmes à allaiter.

A la demande du bébé

Que dirions-nous si un res­tau­rant affi­chant « buf­fet de cru­di­tés à volon­té » nous inter­di­sait de prendre plus de 30 g de carottes râpées et de mettre plus de 5 mn à man­ger tout le repas ? Nous crie­rions à l’arnaque et à la publi­ci­té mensongère !

Pour­tant on ne s’étonne même pas de lire ou d’entendre des phrases du genre : « Allai­tez à la demande, mais pas plus que toutes les trois heures », « allai­tez à la demande, dix minutes de chaque sein » ! C’est-à-dire qu’on pré­sup­pose que la demande de tous les bébés, à tout âge, à tout moment de la jour­née, va être la même…

Confron­tée à ce genre de ques­tions, il m’arrive sou­vent de racon­ter la mésa­ven­ture arri­vée à une équipe d’anthropologues par­tis étu­dier les méthodes de pué­ri­cul­ture chez les Boschi­mans, dans le désert du Kala­ha­ri (sud de l’Afrique). Ayant vou­lu comp­ta­bi­li­ser le nombre de « tétées » jour­na­lières, ils arri­vèrent au chiffre de 90 ! Le bébé avait en fait accès au sein jour et nuit, et le pre­nait plu­sieurs fois par heure pour de très courtes périodes. On est loin des six ou sept tétées par 24 heures prô­nées par les manuels…
De fait, le suc­cès de l’allaitement, au moins pour les pre­mières semaines, s’accommode très mal de tout le minu­tage qu’on veut lui impo­ser. Comme le disait une mère afri­caine en France : « Quand j’allaite, je n’ai pas d’heure. Je mens tout le temps à la PMI, pour chaque chose ils disent l’heure » (1). Et le meilleur conseil à don­ner à une nou­velle mère en matière d’allaitement serait peut-être bien de ran­ger au fond d’un pla­card tout ce qui res­semble à une montre, un réveil, ou une pen­dule… (2)

La com­po­si­tion du lait

Cer­taines femelles mam­mi­fères, telles les lionnes et plu­sieurs espèces de biches, laissent leurs petits dans des nids ou des ter­riers, et ne reviennent les voir que toutes les 6 à 12 heures. Elles font par­tie des espèces « à caches ». Leur lait est très riche en graisses et en pro­téines, et per­met aux petits d’être ras­sa­siés pour de longues périodes.

En com­pa­rai­son, le lait de femme, moins « concen­tré » et moins riche en calo­ries, sup­pose un écart entre les tétées variant entre 20 mn et 2 heures. Il se digère aus­si très vite, notam­ment en rai­son de son faible taux de caséine. D’un point de vue anthro­po­lo­gique, cela sug­gère que l’espèce humaine a évo­lué sur des rythmes d’alimentation où les petits res­taient en contact étroit avec leur mère, et pou­vaient téter n’importe quand, de jour (por­tage dans un porte-bébé style hamac) comme de nuit (som­meil par­ta­gé) (3).

Ce que nous apprend la phy­sio­lo­gie de la lactation

Mais si l’on pense que les pre­mières semaines, une moyenne de 8 à 12 tétées par 24 heures (4) est tout à fait cou­rante et assure un bon démar­rage de l’allaitement, il ne fau­drait pas pour autant en faire une nou­velle norme.

En effet, après avoir long­temps assi­mi­lé les seins à des bibe­rons qu’il fal­lait « vider » puis « lais­ser se rem­plir » (en sau­tant une tétée par exemple), on a cru toutes ces der­nières années que la fabri­ca­tion du lait ne se fai­sait que pen­dant les tétées, à la demande du bébé et selon la qua­li­té de sa suc­cion, et était inhi­bée entre les tétées. Comme on disait, « les seins ne sont pas des réservoirs ».

Des études plus récentes, notam­ment celles de l’Australien Peter Hart­man, montrent que les seins stockent bel et bien du lait (5) et que capa­ci­té de sto­ckage et rapi­di­té de fabri­ca­tion du lait varient selon les femmes. Ce qui explique que cer­tains bébés peuvent « pro­fi­ter » avec quatre tétées par 24 heures (6), et implique que toutes les « règles » disant com­bien de tétées par jour, de quelle durée, un seul sein ou les deux, etc., sont au mieux inutiles, et sou­vent dan­ge­reuses : à chaque couple mère-enfant ses règles per­son­nelles (car cela peut varier d’un enfant à l’autre chez une même mère : il y a les gros gou­lus et les petits grignoteurs !).

L’absence de « règle » vaut aus­si pour la durée des tétées. On sait en effet que la com­po­si­tion du lait varie au cours de la tétée. Le « lait de fin de tétée », le plus gras et nour­ris­sant, celui qui va ras­sa­sier le bébé et le faire gros­sir, ne vient pas après un temps déter­mi­né, que ce soit 5 ou 30 minutes. Il vient lorsque le sein atteint un cer­tain degré de « vidange » : moins il reste de lait dans le sein, plus le lait s’enrichit en graisse. Un bébé très peu effi­cace au sein n’arrivera jamais à « vider » suf­fi­sam­ment le sein pour obte­nir le lait riche en graisse si on ne remé­die pas au pro­blème, même s’il tète une heure (7) ; au contraire, un bébé très effi­cace l’obtiendra au bout de 5 minutes s’il a suf­fi­sam­ment « vidé » le sein pen­dant ces quelques minutes. Donc là aus­si, la seule règle est de suivre le bébé, de le lais­ser déci­der lui-même de la fin de la tétée : géné­ra­le­ment, il va lâcher le sein ou s’endormir des­sus quand il sera rassasié.

Pas que de la nourriture

On a par­lé jusqu’ici uni­que­ment de l’aspect nutri­tif de l’allaitement. Mais toutes les mères allai­tantes savent qu’il est bien autre chose : allai­ter, ce n’est pas seule­ment don­ner du lait, c’est aus­si don­ner le sein. Et pour le bébé, outre le fait de com­bler sa faim, téter est aus­si un plai­sir qui comble tous ses sens : le goût, l’odorat, le toucher…

Chez nous, il est très mal vu qu’un bébé « tétouille pour le plai­sir », on ne doit pas le lais­ser faire. Ailleurs, on recon­naît et on admet ce plai­sir (par­ta­gé par la mère). Pour Babette Fran­cis (col­la­bo­ra­trice au Jour­nal of Tro­pi­cal Pedia­trics and Envi­ron­men­tal Child Health), la femme n’a pas plus à comp­ter le nombre de fois où elle allaite qu’elle ne compte le nombre de fois où elle embrasse son bébé.

Un bébé peut téter pour tant de rai­sons : s’apaiser, se ras­su­rer, sou­la­ger des coliques, obte­nir les anti­corps néces­saires pour lut­ter contre une infec­tion, empê­cher une nou­velle gros­sesse trop rap­pro­chée (on sait que des tétées fré­quentes pro­longent l’aménorrhée lac­ta­tion­nelle). Et bien sûr, s’endormir.

Dans la plu­part des cultures, on accom­pagne le bébé dans le som­meil, par des ber­ce­ments, des ber­ceuses et très sou­vent en le lais­sant s’endormir au sein. En Algé­rie par exemple, « pour pro­cé­der à l’endormissement, la mère s’isole, le plus sou­vent, avec son bébé dans un endroit calme (…) C’est un moment pri­vi­lé­gié d’échanges entre la mère et le bébé : celui-ci tri­ture le sein, tend sa main vers la mère qui la sai­sit et l’embrasse, elle le caresse, le regarde. Le bébé, main­te­nu et conte­nu par le corps de la mère, béné­fi­cie de sti­mu­la­tions riches et variées. Elle l’accompagne de sa pré­sence ras­su­rante et cha­leu­reuse, elle ne retire le sein que s’il est pro­fon­dé­ment endor­mi et ne le réclame plus (…) Il faut lais­ser à l’enfant le sein même s’il ne tète plus, il a besoin de la nefs de sa mère. Ce terme signi­fie à la fois l’âme, l’odeur, l’haleine, la cha­leur. Elle le pro­tège et le nour­rit autant que le lait. Elle répond à un besoin de ten­dresse et de sécu­ri­té. Cette notion de nefs est assi­mi­lable à la notion d’enveloppe psy­chique qui pro­cure au jeune enfant un sen­ti­ment de sécu­ri­té indis­pen­sable à sa sta­bi­li­té émo­tion­nelle » (8).

J’aime cette notion de nefs où le corps de la mère, à tra­vers l’allaitement, sert de média­teur ras­su­rant entre le bébé et l’extérieur : les pre­mières semaines, être au sein est pour le bébé sa façon d’être au monde et d’entrer en rela­tion avec lui.

Quand il va gran­dir, si l’allaitement se pour­suit, le « à la demande » va bien sûr évo­luer, car la demande ne sera plus tou­jours de l’ordre du besoin, comme chez le nour­ris­son, mais de plus en plus de l’ordre du désir. Mais c’est encore une autre his­toire… (9)

Claude-Suzanne Didierjean-Jouveau
Ani­ma­trice LLL
Rédac­trice en chef de Allai­ter aujourd’hui
et auteur de plu­sieurs ouvrages sur l’allaitement maternel

Réfé­rences

(1) Jac­que­line Rabain-Jamin et Wen­dy L. Worn­ham, “Trans­for­ma­tions des conduites de mater­nage et des pra­tiques de soin chez les femmes migrantes ori­gi­naires d’Afrique de l’Ouest”, Psy­chia­trie de l’enfant, XXXIII, 1, 1990, pp. 287 – 319.
(2) Voir l’étude de Ann V. Mil­lard sur la place dis­pro­por­tion­née que prend l’horloge comme prin­ci­pal cadre de réfé­rence dans la plu­part des manuels de pédia­trie, au point de créer un enré­gi­men­te­ment digne du tra­vail en usine : “The place of clock in pedia­tric advice : ratio­nale, cultu­ral themes and impe­di­ments to breast­fee­ding”, Social Science and Medi­cine, 1990, vol. 31 (2) 211 – 221.
(3) Voir par exemple les tra­vaux de l’anthropologue amé­ri­caine Kathe­rine Dettwy­ler (Uni­ver­si­té du Texas), “Fre­quen­cy of nur­sing in other spe­cies”, consul­tables sur son site : http://prairienet.org/laleche/dettwyler.html
(4) C’est d’ailleurs ce que pré­co­ni­saient les manuels de pué­ri­cul­ture du début du 20e siècle.…
(5) Pour plus de détails sur ces recherches, voir “La sécré­tion lac­tée : pro­duc­tion et contrôle”, Les Dos­siers de l’allaitement n° 29, 1996, pp. 10 – 15 ; et l’intervention de Hart­man à la 4° Jour­née inter­na­tio­nale de l’allaitement (17 mars 2000) dans le hors-série des Dos­siers de l’allaitement.
(6) Atten­tion : cer­tains bébés qui ne « réclament » que très peu de tétées et passent leur temps à dor­mir, peuvent être en dan­ger (prise de poids notoi­re­ment insuf­fi­sante, risque de déshy­dra­ta­tion). Un bon moyen de s’assurer que le bébé boit suf­fi­sam­ment est de sur­veiller ses urines et ses selles (4 à 5 changes com­plets mouillés et 3 à 4 selles jaunes et gra­nu­leuses par 24 h, les pre­mières semaines). Si ce n’est pas le cas, il fau­dra revoir la tech­nique d’allaitement, et pas­ser pen­dant un temps d’un allai­te­ment à la demande du bébé à un allai­te­ment à la demande de la mère.
(7) Face à un bébé qui « est toute la jour­née au sein », ne semble jamais ras­sa­sié, ne gros­sit pas cor­rec­te­ment, il ne suf­fit pas de dire qu’il a sans doute un fort besoin de suc­cion et qu’il est nor­mal de téter sou­vent. Il faut revoir soi­gneu­se­ment toute la tech­nique d’allaitement pour trou­ver où est le pro­blème et y remédier.
(8) Zohour Bouab­dal­lah, “Le sein pour apai­ser et endor­mir. Tech­niques d’apaisement et d’endormissement des jeunes enfants en Algé­rie”, in Les rituels du cou­cher chez l’enfant. Varia­tions cultu­relles, sous la direc­tion d’Hélène Stork, ESF édi­teur, 1993.
(9) Voir Allai­ter aujourd’hui n° 37, “Oui, je tète encore !”


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