La grossesse, une écologie du désir |
Pour celles qui savent déjouer les tentatives de séduction de la technologie à tout va… L’écologie de la naissance, un combat Depuis cinq ans, une liste de discussion sur Internet met en relation les futurs parents qui souhaitent échanger des informations, des services, des réflexions sur la grossesse, l’accouchement et la périnatalité.(1) À l’écart du « prêt à penser » techno-médical et de tout prosélytisme « alternatif », la liste Naissance a servi de terreau à l’émergence d’un « tissu social de la naissance ». J’entends par cela un réseau d’usagers des services de maternité qui s’appuie sur les nouvelles technologies de l’information et de la communication pour faire entendre la voix du libre choix : celui du lieu d’accouchement, des accompagnants et du mode de suivi de la grossesse(2). Cette liberté fondamentale existe — inscrite dans le Code de la santé publique et dans le Code civil — mais elle est difficile à exercer en raison du manque d’informations des usagers et de la pression médico-légale (réelle ou fantasmée) sur les professionnels de santé(3). De nombreux sites web « citoyens » consacrés à ce thème ont vu le jour(4) et des ouvrages étayés par des références scientifiques(5) contrebalancent aujourd’hui l’information de piètre qualité diffusée par les médias conventionnels. Les associations prennent le relais ; elles sont aujourd’hui plus de 110 dans le Collectif interassociatif autour de la naissance (CIANE)(6), partenaire, interlocuteur incontournable — et parfois empêcheur de tourner en rond — des collèges professionnels et des autorités de santé. La place nous manque pour énumérer les interventions du monde associatif, ces dernières années, qui contribuent à modifier le paysage de la périnatalité en France, et à enrayer une dérive faussement sécuritaire vers « plus de technologie »(7). Ces actions sont relayées dans d’autres pays francophones, et plus largement à l’occasion de la Semaine mondiale pour l’accouchement respecté(8). Une des batailles les plus féroces que nous avons menées visait à faire diminuer drastiquement le taux d’épisiotomies. Ce geste mutilatoire que subit (sans information ni consentement) près d’une femme sur deux en France n’a fait aucune preuve de son efficacité dans la prévention des déchirures périnéales et des incontinences(9). C’est la première découverte des femmes enceintes qui partagent leur vécu de grossesse sur nos listes et forums : il faut commencer par se battre… Se battre alors qu’une femme en bonne santé a en elle toutes les ressources pour accompagner le développement du fœtus et la venue au monde de son bébé. Elle bénéficie aussi, dans un environnement relativement favorable, de moyens de se maintenir en bonne santé et d’un suivi médical fiable en cas de besoin. Mais les peurs sont tenaces. Parlons du pire pour commencer : pour 750 000 naissances (chaque année en France), environ 60 femmes décèdent pendant l’accouchement ou dans les 6 semaines suivantes ; environ 1 pour 1000 des bébés arrivés à terme ne survivent pas à leur naissance. Ces chiffres sont à rapprocher des statistiques de mortalité sur la route (6000 par an), des infections nosocomiales et des accidents du travail, pour ne citer que ceux-là. Mais il faut savoir que la sécurité de l’accouchement n’est pas la conséquence directe de sa surveillance médicale : la France est un des pays d’Europe qui surmédicalisent le plus, avec des résultats moins bons que ses voisins. Marjorie Tew, statisticienne anglaise, a prouvé que le principal facteur principal de réduction de risque périnatal était l’amélioration des conditions sanitaires(10). Mais l’idéologie techno-sécuritaire, claironnée par les magazines à grand tirage, a encore de beaux jours devant elle. Il faut se battre, alors que le corps et le psychisme de la femme enceinte la poussent à se « réfugier sous la couette » pour se dégager des contraintes de la vie sociale. Elle sait, intuitivement, que c’est un moment privilégié pour se mettre à l’écoute de ses sensations, des besoins du corps, d’une aversion subite pour certains aliments, certaines situations et certaines personnes… Les nausées en début de grossesse sont déjà un signal du corps sensibilisé à des besoins précis en matière de nutrition, souvent en contradiction avec les habitudes alimentaires ou les croyances « hygiéniques ». Je connais une femme végétarienne (par goût) qui n’a pu résister à l’envie de consommer de grandes quantités de viande pendant chacune de ses trois grossesses. Cela ne veut pas dire pour autant que « toutes les femmes enceintes ont besoin de viande », puisque d’autres au contraire se dirigent spontanément vers une alimentation déconcentrée. La méconnaissance par le corps médical des mécanismes physiologiques du maintien de la santé est encore plus visible pendant cette période de la grossesse où le corps, le psychisme et le comportement de la femme sont en rupture avec les habitudes et les croyances. Mais, ne nous y trompons pas, ce n’est que le prolongement de cette « brutalisation du corps féminin dans la médecine moderne » que dénonce brillamment Marc Girard, expert auprès des tribunaux(11). Cette forme de maltraitance est l’aboutissement d’une politique absurde de rentabilisation du système médical visant en premier lieu la maternité. La « machine à naître » s’est construite sur le modèle de l’élevage industriel, un modèle qui n’admet aucune critique quand il s’appuie sur un présupposé sécuritaire : il faut programmer, contrôler et accélérer le processus de l’accouchement pour en maîtriser tous les paramètres. Or cette manière de faire est en totale contradiction avec la physiologie de la parturition, comme l’ont montré notamment les études sur l’ocytocine. Il est temps de militer pour une écologie de la naissance… La femme, donc, a besoin de s’écouter. Lorsqu’elle se force à rester dans le moule des comportements dictés par la norme sociale — par exemple en luttant contre un sommeil compulsif en début de grossesse — elle s’engage implicitement dans un processus de perte de confiance qui la conduit à abdiquer de son autonomie pour une prise en charge médicale. Les thérapies « alternatives » n’échappent pas à cette tentative de contrôle normatif des processus involontaires. Chacun y va de sa petite recette pour effacer les symptômes et soigner les « bonadies »(12). Par exemple, l’augmentation (qui peut atteindre 40%) du volume sanguin chez la future mère induit une diminution de son taux en fer, ce que de nombreux thérapeutes (officiels comme alternatifs) essaient de « corriger » par une prescription de médicaments ou de compléments alimentaires. Or les études épidémiologiques ont montré que cette diminution était bénéfique puisqu’elle réduit les risques de prématurité, de pré-éclampsie et de poids insuffisant du nouveau-né(13). Premiers frémissements Frédérique a eu deux enfants. Le premier en maternité, un accouchement « classique » avec toute la panoplie de l’hypermédicalisation — perfusion de glucose, péridurale, extraction instrumentale et épisiotomie — suivi d’une « dépression postnatale » comme 10 à 15% des jeunes mères en France(14). La seconde fois, elle a choisi d’accoucher à domicile, accompagnée par une sage-femme(15). Voici ce qu’elle écrit à propos du vécu de ses deux grossesses : La première grossesse était évidemment une nouvelle expérience pour moi et je la considérais un point culminant de ma féminité. Pourtant, avec le recul, je me rends compte que je ne l’ai pas pleinement vécue, du moins pas comme je l’aurais dû. J’étais une femme enceinte « classique », qui va docilement voir son médecin tous les mois avec ses résultats d’analyses, et qui se soumet, même contre son gré, au rituel de l’examen gynécologique mensuel. J’ai voulu tout savoir sur la grossesse, mais maintenant je peux dire que tous mes efforts pour la comprendre ne portaient finalement que sur l’aspect « mécanique ». J’ai lu une quantité de livres, de ceux que l’on conseille aux jeunes mamans et dont on ne compte plus les rééditions… J’ai suivi avec l’attention d’une étudiante tous les cours de préparation à l’accouchement… J’ai discuté longuement avec ma sœur, fraîchement émoulue de l’école de sages-femmes. Mais, si j’avais le sentiment, à l’époque, de m’investir dans ma grossesse, aujourd’hui je m’aperçois que je ne suis pas allée au fond des choses, loin de là. Parallèlement à cela, il allait de soi que je continuais mes activités, cela me semblait « normal ». Mais je n’avais aucune écoute de mon corps. Un jour, ce corps qui abritait une autre vie que la mienne m’a durement rappelée à l’ordre. Le dernier trimestre de grossesse commençait, il était grand temps de s’occuper de moi, de nous. J’ai commencé à m’écouter, de façon timide. En fait, j’écoutais surtout ma fatigue mais je n’allais pas plus loin. L’accouchement m’a ouvert les yeux sur beaucoup de choses et m’a donné de nouvelles perspectives. La seconde grossesse fut différente. Evidemment, ce n’était plus une nouvelle expérience mais j’avais quand même beaucoup à apprendre et notamment sur l’écoute du corps. Cette fois, le ton a été donné très vite, très tôt : il était impératif pour moi de mettre en suspens mes activités. Le problème, c’est que justement c’était très tôt dans la grossesse et j’ai eu le sentiment de ne pas avoir toute l’écoute du corps médical : il m’a semblé que tant que cette grossesse n’était pas « officialisée » (administrativement parlant, avec la fameuse déclaration de grossesse), je n’étais pas vraiment enceinte. Comme pour la première grossesse, je suis allée voir mon médecin traitant, je ne me voyais pas d’agir autrement, je n’avais rien à reprocher à ce médecin. Mais entretemps, j’avais appris à dire non, que le médecin n’a pas tous les pouvoirs sur le corps de sa patiente. J’ai refusé les examens gynécologiques, je n’en sentais pas le besoin, même si cette grossesse ne se présentait pas comme des plus faciles. Cela n’a pas plu à mon médecin, ça ne cadrait pas avec le protocole, notre désaccord jetait un froid dans le suivi de grossesse, même si, jusqu’alors, nos relations étaient cordiales. Je me suis rendue compte qu’il refusait de me faire confiance, de donner du crédit à ce que je ressentais. J’ai donc confié le suivi à la sage-femme qui nous accompagnerait pour la naissance. Beaucoup de contractions ont ponctué cette deuxième grossesse : elles m’ont forcée à m’écouter ! Ecouter ma fatigue, évidemment (tout écart m’était aussitôt facturé !), mais aussi écouter mon enfant, mon état général, lire dans mon corps… Avec la perspective d’un accouchement à domicile, je pense que mon compagnon a trouvé véritablement sa place aussi : non pas qu’il se soit montré absent pour la première grossesse, mais le lieu de l’accouchement signifiait pour lui une réelle participation active le jour J et une implication plus profonde pendant les 9 mois. En effet, il a dû surmonter ses craintes et découvrir, je crois, la force qu’il a en lui. C’est ainsi que nous avons découvert à deux le côté iatrogène que peut parfois avoir le suivi médicalisé d’une grossesse : à la dernière échographie, notre enfant était en siège. Cela chamboulait toute la confiance que nous avions, en chacun de nous ! Cela a donné lieu à bien des discussions, entre nous mais aussi avec notre sage-femme, pour retrouver la sérénité… et un bébé tête en bas ! En définitive, je me suis aperçue de l’inutilité de la préparation. Même si d’un point de vue médical, cette grossesse a été plus « chaotique » que la première, elle m’a amenée à me centrer sur moi, à me considérer vraiment enceinte. Cela peut paraître un peu égoïste. Mais je pense que les femmes sont vraiment vulnérables pendant ces périodes, elles ont besoin de penser un peu à elles-mêmes et l’enfant qu’elles portent, pour laisser de côté les petites choses annexes, du moins de temps en temps. Anne-Marie a eu un parcours similaire. Son récit met en évidence le rôle décisif que peut jouer la communication directe entre futurs parents, ce nouveau « tissu social » qui est en train de se construire à travers Internet, mais surtout les rencontres(16). Quand j’ai attendu mon premier enfant, je ne me suis posée aucune question, j’ai pris rendez vous au CHR du coin et je me suis laissée porter par le suivi lambda, avec touchers vaginaux, pesage, etc. J’ai pris des cours de préparation à l’accouchement à l’hosto aussi, il y avait un peu de sophrologie mais surtout la préparation à l’acceptation de tout ce qui allait m’arriver. Ça, je ne m’en suis rendue compte que plus tard… Je crois que l’idée d’un « autre chose » ne m’avait même pas effleurée. J’ai été très inquiète pendant cette grossesse, je me suis beaucoup reposée, j’avais une suspicion de hernie crurale, j’ai eu un arrêt de travail à 5 mois de grossesse. J’avais peur d’avoir un enfant « anormal », que ma fille n’aille pas bien. J’ai fait des échographies supplémentaires dans un cabinet ultra spécialisé… Pour mon deuxième enfant, la clinique où je me suis inscrite pour accoucher ne faisait pas de préparation à l’accouchement. J’ai donc suivi des cours de sophrologie avec des sages-femmes libérales. J’avais très peur d’avoir une seconde épisiotomie, j’ai été « rassurée » par une des sages-femmes, j’ai appris à pousser sans bloquer, je me sentais prête ! J’ai eu l’occasion de lire des récits d’accouchement à domicile sur Internet, je me demande bien comment d’ailleurs… Chaque lecture me faisait pleurer à chaudes larmes. J’étais assez détendue pendant cette grossesse, je pensais que mon fils allait bien, je ne me suis pas trop reposée mais je vivais au bord de la mer, j’ai fait aussi de la préparation en piscine, au grand soleil, cool… Pour ma troisième grossesse, j’avais eu l’occasion de rencontrer des mamans ayant accouché chez elles, ma décision était prise : j’accoucherais chez moi. J’ai fait un suivi dans un hosto « au cas où » (surtout pour rassurer mon mari) et surtout, je suis partie à la recherche d’une sage-femme dans ma région. Ça a été le gros stress de ma grossesse. Je n’ai trouvé ma sage-femme qu’à 7 mois et demi, le temps de tourner le problème dans tous les sens… Je n’ai eu aucune inquiétude sur l’état de santé de mon enfant. J’ai vécu, me suis occupée de mes deux autres enfants, ai tenu la maison, fait les courses, etc., sans me prendre la tête. J’ai fait les trois échos classiques, je n’ai pas voulu connaître le sexe et je n’ai fait aucune préparation. J’ai seulement beaucoup lu, énormément de témoignages d’accouchements à domicile, je me suis nourrie de ces récits de femmes et d’hommes. J’ai encore rencontré plusieurs femmes ayant accouché chez elles, ma vision de l’accouchement a évolué peu à peu. J’ai beaucoup craint que le terme soit dépassé, je ne voulais pas retourner à l’hôpital après la dernière visite. Déjà, à chaque visite, je parlais à mon enfant, je lui assurais que je ferais tout pour qu’il ne naisse pas là. Nous avons réussi notre pari ! La femme enceinte « communique » donc avec l’enfant qu’elle porte, à moins que ce ne soit avec elle-même et l’enfant rêvé ou fantasmé. « Le fœtus humain a la capacité, du fait de ses neurones libres, de mémoriser la nature de la vie fœtale et l’état de totalité qui lui est inhérent », nous dit Jean-Marie Delassus, fondateur de la maternologie, dans un petit livre admirable(17). Mais cette conscience de la totalité — la « non-dualité » des philosophes, oserai-je dire le « cœur du ciel pur » des Japonais ? — que l’enfant apporte avec/en lui au monde n’est pas une ébauche de personnalité, un « moi » avec lequel on pourrait dialoguer. Selon l’auteur, le moi est au contraire « le substitut personnel de la totalité », un détournement de ce subconscient que nous n’avons de cesse de retrouver dans les expériences marquantes de notre existence : extase mystique, amoureuse, artistique ou intellectuelle… La présence d’enfant(s)-en-devenir dans le corps d’une femme est une situation singulière qui remet en cause les « réactions dictées par l’institution du détournement de la totalité ». C’est ici que les témoignages des pères-en-devenir — ces « hommes enceints » — nous apprennent beaucoup sur l’abolition des idées reçues(18). Nous sommes devenus experts dans la construction (et la destruction) de relations humaines par l’usage de la parole. Mais la grossesse, l’accouchement et la période périnatale nous rappellent que le support de notre affectivité est en deça du langage articulé : les hormones (qui se modifient aussi chez le compagnon de la femme enceinte), le toucher qui nous rattache aux sensations plus qu’aux intentions, la présence silencieuse d’un compagnon et/ou d’accompagnants non-interventionnistes. Parfois le couple n’y survit pas. Je suis enclin à penser que, si les « femmes sauvages » se débrouillent bien toutes seules, leurs hommes ont plus à faire pour lâcher prise à une vision romantique de la relation « fusionnelle ». Découvrir que l’amour n’est pas une quête, puisqu’il n’y a rien à trouver : l’enfant, même désiré, vient « en excès » dans le couple, et cette irruption remet en cause le vécu du désir comme un manque. L’étymologie du mot « désir » — desidere, « cesser de contempler les étoiles » — nous invite à retrouver le bonheur dans la simplicité du quotidien. Qui désire baisse le regard, renonce à la Voie Lactée, à l’azur sidérant et enracine son vouloir dans la terre, les choses de la vie, le détail du réel, la pure immanence… Bernard Bel Références1) http://fr.groups.yahoo.com/group/liste-naissance/ Du même auteur |
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