La médi­ca­li­sa­tion de la naissance
Cathe­rine Gerbelli

La médi­ca­li­sa­tion de la nais­sance dans les pays indus­tria­li­sés peut se défi­nir comme l’appropriation pro­gres­sive et qua­si com­plète par le sec­teur médi­cal de l’une des expé­riences humaines les plus fon­da­men­tales. Cette expé­rience, faut-il le rap­pe­ler, a pour fonc­tion d’assurer la péren­ni­té de l’espèce et celle des socié­tés. Elle revêt de par ce fait une valeur ines­ti­mable. Cette appro­pria­tion a été gran­de­ment faci­li­tée par le dépla­ce­ment de l’accouchement du domi­cile vers les centres hos­pi­ta­liers et ce, pour l’ensemble des femmes enceintes, sans égard au fait qu’elles soient ou non en bonne san­té, ni qu’elles aient ou non une gros­sesse « nor­male » (plus de 80% des gros­sesses étant qua­li­fiées ain­si). La médi­ca­li­sa­tion de la nais­sance est abor­dée ici en tant que phé­no­mène social, et nous ne cher­chons pas à dis­cu­ter la prise en charge médi­cale des femmes enceintes malades ou qui pré­sentent une gros­sesse pathologique.

Cet article vise à mettre en évi­dence le fait que la rhé­to­rique qui per­met la pour­suite d’une médi­ca­li­sa­tion débri­dée de la nais­sance, est par­fai­te­ment en phase avec le dis­cours qui sou­tient le modèle neo­li­bé­ral. Nous avons choi­si d’illustrer cette affir­ma­tion en exa­mi­nant les dimen­sions pro­duc­ti­viste et sécu­ri­taire, pierres angu­laires à la fois de cette médi­ca­li­sa­tion et du sys­tème néo­li­bé­ral. Tout comme face au sys­tème néo­li­bé­ral, des résis­tances face à la médi­ca­li­sa­tion se sont orga­ni­sées et par­ti­cipent d’une exi­gence de citoyenneté.

L’industrialisation de la naissance

La médi­ca­li­sa­tion de la nais­sance est un phé­no­mène social qui a fait l’objet au cours des der­nières décen­nies de plu­sieurs recherches (1). Ces der­nières ont démon­tré son carac­tère contrô­lant et coer­ci­tif. Par exemple, l’interdiction faite aux femmes en tra­vail de man­ger ou de boire, ne les aide pas à accou­cher, au contraire. Tan­dis que des études (don­nées pro­bantes) ont démon­tré la néces­si­té de s’hydrater durant le tra­vail, cela reste inter­dit dans de nom­breux hôpi­taux en France ou au Qué­bec (2). Ceci illustre le fait que les femmes en tra­vail, leurs par­te­naires de même que les pro­fes­sion­nels impli­qués dans l’accouchement sont contraints d’agir de façon à répondre prio­ri­tai­re­ment à des normes fixées par les rou­tines hos­pi­ta­lières et les pro­to­coles médi­caux (3).

En outre, le dépla­ce­ment de la nais­sance à l’hôpital a été l’occasion d’expérimenter sur les moyens à mettre en œuvre pour mieux contrô­ler le temps impar­ti à l’accouchement. Dans un hôpi­tal par­ti­cu­liè­re­ment acha­lan­dé en Irlande, une équipe a mis au point, à la fin des années soixante, un modèle de ges­tion active du tra­vail (active mana­ge­ment of labour) afin de s’assurerque la durée d’un pre­mier accou­che­ment ne dépasse pas 12 heures (4). Ce modèle a fait école. Quand une femme entre spon­ta­né­ment en tra­vail (début des contrac­tions) on uti­lise de rou­tine des inter­ven­tions telle que la rup­ture de la poche des eaux qui per­met d’augmenter l’efficacité mais aus­si l’intensité des contrac­tions. Si la pro­gres­sion du tra­vail ne se situe pas à l’intérieur des normes éta­blies, on accé­lère le tra­vail, mais aus­si l’intensité des contrac­tions, en injec­tant, via un solu­té, des hor­mones syn­thé­tiques à la mère. La sur­veillance du bébé est assu­rée le plus sou­vent grâce à un appa­reil qui enre­gistre en conti­nu sa fré­quence car­diaque, mais qui limite la mobi­li­té de la mère. Enfin, on accé­lère la nais­sance pro­pre­ment dite en effec­tuant une épi­sio­to­mie (cou­pure du péri­née), mais celle-ci a pour effet d’augmenter les risques de déchi­rures graves et les dou­leurs dans la période post­na­tale. Le modèle pro­duc­ti­viste et stan­dar­di­sé de la nais­sance a per­mis de dimi­nuer la lon­gueur du tra­vail et donc la durée du séjour des femmes en salle d’accouchement. Tout comme Ford a mis au point la chaîne de mon­tage la plus effi­cace pos­sible, le modèle pro­duc­ti­viste de la nais­sance a un effet posi­tif sur l’organisation et la ren­ta­bi­li­té des soins d’obstétrique en Centre Hos­pi­ta­lier. Mais la ges­tion active du tra­vail a ren­du l’accouchement beau­coup plus dou­lou­reux et étran­ger au corps des femmes. Et pour y remé­dier, on a géné­ra­li­sé l’utilisation de la péri­du­rale, pri­vi­lé­giant une solu­tion tech­nique et pharmaceutique.

Hors de l’hôpital point de salut

Dans bien des milieux l’accouchement n’a pas bonne presse. Il y a quelques années une émis­sion de vul­ga­ri­sa­tion scien­ti­fique à Radio Cana­da pré­sen­tait un docu­men­taire de la BBC dans lequel on affir­mait que sa propre nais­sance est l’expérience la plus dan­ge­reuse que chaque être humain est ame­né à tra­ver­ser. Ce genre d’affirmation per­met de conti­nuer à cla­mer que c’est à l’hôpital que les femmes doivent accou­cher, si elles veulent assu­rer leur sécu­ri­té et celle de leur bébé. Cette affir­ma­tion, basée sur des opi­nions, est pré­sen­tée comme une véri­té scien­ti­fique. Or, toutes les études (don­nées pro­bantes) conti­nuent de démon­trer que pour des femmes en bonne san­té pré­sen­tant une gros­sesse nor­male, l’accouchement à la mai­son ou en mai­son de nais­sance est autant sécu­ri­taire que l’accouchement à l’hôpital (5).

Il faut insis­ter sur le fait que l’utilisation d’affirmations erro­nées nour­rit effi­ca­ce­ment la peur de l’accouchement, assu­rant ain­si la sou­mis­sion de beau­coup de femmes aux inter­ven­tions. Ce qu’on « oublie » de dire aux femmes c’est l’engrenage qui en résulte. Le meilleur exemple reste celui de la péri­du­rale. La péri­du­rale ne fait pas seule­ment sou­la­ger la dou­leur, elle est asso­ciée à une cas­cade d’interventions : solu­té, hor­mones syn­thé­tiques, cathé­ter dans la ves­sie, perte de sen­sa­tion à la pous­sée, for­ceps, ven­touse, épi­sio­to­mie voire césa­rienne. L’accouchement dans ces condi­tions devient pour cer­taines femmes une expé­rience tel­le­ment dépré­ciée que plu­sieurs ne veulent même plus l’envisager. Et de fait nous sommes aujourd’hui confron­tés à une demande gran­dis­sante pour les césa­riennes élec­tives (pro­gram­mées). Or celles-ci com­portent plus de risques pour la mère qu’un accou­che­ment vagi­nal . Il est grand temps que les effets iatro­gènes liés à la médi­ca­li­sa­tion de la nais­sance soient exa­mi­nés comme des enjeux de san­té publique. L’accouchement est la pre­mière cause d’hospitalisation des femmes en âge de pro­créer, les expo­sant ain­si inuti­le­ment à des inter­ven­tions mais aus­si aux mala­dies noso­co­miales, telle que l’infection à la bac­té­rie C Difficile.

La médi­ca­li­sa­tion prend de l’ampleur, on est pas­sé de 12 à 21% d’induction du tra­vail (déclen­che­ment arti­fi­ciel de l’accouchement) en dix ans au Cana­da et le taux de césa­rienne est en crois­sance, il se situait autour de 21% en 2001 (6). Plus grave encore, de moins en moins de méde­cins, d’infirmières ou d’étudiants ont été témoins d’accouchements spon­ta­nés et phy­sio­lo­giques. Ils sont aus­si de moins en moins nom­breux à savoir accom­pa­gner une femme ou un couple à tra­vers ce pro­ces­sus subtil.

Dès lors qu’un évé­ne­ment aus­si impor­tant que la nais­sance d’un enfant est per­çu comme émi­nem­ment dan­ge­reux, le réflexe natu­rel de tout un cha­cun est de deman­der plus de sécurité.

La réponse à ce besoin, dans un contexte de médi­ca­li­sa­tion, consiste à pro­po­ser tou­jours plus d’interventions. Nous assis­tons ici à une dérive sécu­ri­taire qui n’est pas sans rap­pe­ler celle liée à la menace ter­ro­riste. Elle uti­lise les mêmes res­sorts : fausses affir­ma­tions, manques d’informations et inter­ven­tions débri­dées aux consé­quences par­fois incontrôlables.

Les résistances

Depuis 30 ans, un mou­ve­ment social s’est orga­ni­sé au Qué­bec en faveur de l’humanisation des nais­sances. En 1980, le col­loque de l’Association pour la San­té Publique au Qué­bec (ASPQ) « Accou­cher ou se faire accou­cher » a été un évé­ne­ment fédé­ra­teur, réunis­sant plus de dix mille per­sonnes à tra­vers le Qué­bec. Depuis 25 ans l’engagement mili­tant des groupes membres du Regrou­pe­ment Nais­sance Renais­sance témoigne d’un mou­ve­ment pour l’humanisation des nais­sances ancré dans la popu­la­tion et les com­mu­nau­tés. La vic­toire pour la léga­li­sa­tion de la pra­tique des sages-femmes a été obte­nue de haute lutte en 1999. L’Alliance Fran­co­phone pour l’Accouchement Res­pec­té (AFAR) basée en France s’est consti­tuée en réseau grâce à Inter­net. Elle par­ti­cipe acti­ve­ment aux groupes de tra­vail du Col­lec­tif Inter­as­so­cia­tif autour de la Nais­sance (CIANE) qui inter­pelle les auto­ri­tés sani­taires pour exi­ger la prise en compte des don­nées pro­bantes dans l’organisation des soins en obs­té­trique, et rap­pelle que les femmes qui accouchent ont des droits qui doivent être respectés .

En plus de l’engagement col­lec­tif, les résis­tances se déclinent indi­vi­duel­le­ment sur plu­sieurs tons. Elles vont de l’exception que consti­tue l’accouchement non assis­té, réflé­chi et assu­mé, au déve­lop­pe­ment de l’accouchement à l’hôpital avec une accom­pa­gnante pré­sente et sou­te­nante tout au long du tra­vail, en pas­sant par l’accouchement à la mai­son, en mai­son de nais­sance ou à l’hôpital avec des sages-femmes qui valo­risent et ren­forcent le carac­tère phy­sio­lo­gique et pro­fon­dé­ment humain de cette expé­rience, sa dimen­sion sociale et communautaire.

A tra­vers ces expé­riences nous recon­nais­sons le désir intense de femmes et d’hommes de faire de la nais­sance de leur bébé un évé­ne­ment sin­gu­lier dans l’intimité de leur foyer, là où ils se sentent en sécu­ri­té (7). Nous mesu­rons la pro­fonde trans­for­ma­tion asso­ciée au pre­mier accou­che­ment, dont on sort sou­vent épui­sée, mais à tra­vers lequel on vient de prendre la mesure du cou­rage, de la per­sé­vé­rance, de la confiance qui nous habite, et dont on aura besoin pour éle­ver cet enfant. Nous ren­dons compte du fait que l’accouchement s’inscrit dans un moment où le temps est sus­pen­du et n’obéit qu’au rythme des contrac­tions. Nous affir­mons que la dou­leur de l’accouchement est non seule­ment sup­por­table mais qu’elle est une alliée dès lors qu’on l’a accep­tée, et, si tel est le besoin, que l’on est sou­te­nu. Il est urgent de racon­ter de belles his­toires d’accouchement et ce fai­sant nour­rir nos filles et nos gar­çons d’histoires de femmes qui accouchent sans entraves, en toute sécu­ri­té et en toute liber­té (8).

Cathe­rine Gerbelli
Sage-femme, membre de l’AFAR
et du comi­té femmes-sages-femmes
du Regrou­pe­ment Naissance-Renaissance à Mont­réal (Qué­bec)

Ver­sion adap­tée d’un article publié dans « À Babord », revue qué­be­coise auto­nome d’information cri­tique et débat social et politique.

Bibliographie

1) Saillant, Fran­cine, O’Neill, Michel. Accou­cher autre­ment. Repères his­to­riques, sociaux et cultu­rels sur la gros­sesse et l’accouchement au Qué­bec, Éd. St Mar­tin (1987).
2) Orga­ni­sa­tion Mon­diale de la San­té (OMS); clas­si­fi­ca­tion des pra­tiques (2001).
3) Rob­bie E.Davis-Floyd. Birth as an Ame­ri­can rite of Pas­sage, Uni­ver­si­ty of Cali­for­nia Press (1992).
4) F Gary Cun­nin­gham ; Williams Obs­te­trics, 21st Edi­tion (2001) p. 445 – 446. Voir aus­si : http://portail.naissance.asso.fr/docs/active-management-fr.htm
5) Pireyn-Piette, C.-A. Accou­che­ment à domi­cile : risque ou modèle ? Mémoire pour le Diplôme d’Etat de Sage-femme, École de Sages-femmes de Stras­bourg, Uni­ver­si­té Louis Pas­teur (2005). (Ver­sion PDF)
6) Sys­tème Cana­dien de Sur­veillance Péri­na­tale, Rap­port sur la san­té péri­na­tale au Cana­da (2003) p. 29 – 35.
7) Céline Lemay. L’accouchement à la mai­son au Qué­bec : les voix du dedans. Uni­ver­si­té de Mont­réal (1997).
8) Lire les récits de nais­sances sur le por­tail Nais­sance.


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