Le poison du pouvoir |
Isabelle STENGERS in Sciences et pouvoirs : la démocratie face à la technoscience.
Paris : La Découverte, 2002, p. 71 – 75. […] Le pouvoir du laboratoire, qui permet de mettre en scène des aspects des mécanismes immunitaires, d’identifier les molécules qui y sont impliquées, permet de moins en moins de faire la différence entre « ce qui compte » et « ce qui est secondaire » et peut être négligé. Comment le « moral », la confiance des patients, leur optimisme ou leur défaitisme comptent-ils ? Certains attendent une nouvelle « révolution » qui permettra d’oublier que l’on a affaire à autre chose qu’à une symphonie compliquée de mécanismes moléculaires, d’autres affirment qu’il faut emprunter d’autres voies, qui s’adressent au malade qui souffre et non à ses molécules.
Il est impossible de dire que la « révolution » attendue ne se produira jamais. En revanche, on peut observer, dans ce cas indécis, le jeu de pouvoirs qui ne sont pas ceux du laboratoire. Il y a d’abord le pouvoir social. Si la question de la guérison mettait en avant le malade et non pas des êtres (les microbes, les antigènes, les anticorps, etc.) qui peuvent être mis en scène au laboratoire, elle ne pourrait pas devenir une « question expérimentale ». On ne peut pas à la fois se poser la question de ce qui permet à un homme qui souffre, espère, fait confiance, prie ou désespère, de guérir, et le soumettre aux épreuves expérimentales qui permettent de démontrer. Ce qui signifie que les savoirs que nous pourrions produire à ce sujet — et que les humains ont sans doute déjà produits au cours de leur longue histoire […] — ne pourront pas être dits « objectifs », capables de résister à la controverse. Ils posent donc la question du statut de ces savoirs qu’il faut cultiver, mais dont on ne peut attendre qu’ils aient le pouvoir de réduire au silence ceux qui les mettent en doute. Dans la mesure où seuls sont reçus comme « scientifiques » les savoirs qui ont ce pouvoir […], celui qui tente de faire exister des pratiques différentes, s’adressant autrement au malade, est immédiatement disqualifié comme « charlatan ». En revanche, auront droit de cité, comme approche scientifique du problème, de « très sérieuses » études psychologiques qui se bornent à tenter de mettre à jour des régularités statistiques à propos des « modes de guérison ». Lorsque le pouvoir inventif du laboratoire, qui crée ses propres questions et fait exister des êtres dont nous n’avions aucune idée, trouve ses limites, c’est souvent ce qui se passe : le « reste » est jugé comme un véritable résidu, non comme une matière pour d’autres types d’invention pratiques. Il est traité comme tel : on quantifie, on cherche des corrélations statistiques, des relations entre facteurs, toutes choses qui peuvent être utiles mais qui, dans ce cas, dissimulent le problème. Jamais une étude statistique ne nous permettra de savoir comment nous adresser à une victime du sida, comment l’aider dans l’épreuve, comment inventer des dispositifs qui nourrissent sa capacité de résistance à la maladie. Cette disqualification du « reste », de ce qui ne peut être défini en laboratoire, traduit une autre disqualification : si les malades sont juste bons à nourrir des statistiques, n’est-ce pas parce qu’eux-mêmes sont muets, impuissants, incapables de faire reconnaître leur problème indépendamment de la définition qu’en donne le laboratoire ? […] Par ailleurs, il y a des choses que nous savons d’ores et déjà, et dont nous ne tenons pas compte. Si le « moral » compte, la manière dont un malade est accueilli à l’hôpital, pris en charge, la manière dont on s’adresse à lui devrait « compter ». Et donc le nombre des infirmières, leur disponibilité, la multiplicité de leurs rôles, la façon dont le médecin s’adresse au malade, voire la qualité de la nourriture devraient « compter » au même titre que les dispositifs techniques d’investigation et d’intervention. On sait qu’il n’en est rien. Les choix d’investissement privilégient les équipements techniques et contribuent ce faisant à renforcer l’idée que seuls les savoirs scientifiques et techniques qui ont conditionné le développement de ces équipements comptent vraiment dans la question de la guérison. Le pouvoir qui permet ces choix est mixte. Entrent en compte les modes de calcul qui président aux investissements, la formation professionnelle des médecins, le mépris de classe à l’encontre des infirmières, les pressions des industriels qui « font tourner la machine économique », la confiance que les malades fondent dans le « pouvoir de la science », et j’en passe. Et bien sûr, pour comprendre ce dernier trait, le contraste entre le fait que les malades veuillent bénéficier de « ce qu’il y a de mieux » en matière de technique et acceptent en revanche qu’à l’hôpital on puisse les traiter comme des enfants, des imbéciles ou des gêneurs, il faudrait invoquer d’autres ingrédients encore. En bref, une multitude de pouvoirs participent à ce fait étonnant : tout se passe comme si l’idéal auquel répond l’hospitalisation était que l’on puisse laisser son cerveau chez soi et n’envoyer à l’hôpital que son corps « en mauvais état ». Ne pas tenir compte de ce que l’on sait est, en général, de qu’on appelle de l’« irrationalité ». Et dans le cas d’irrationalités de ce genre, le pouvoir n’est jamais loin. Lorsque les résultats de laboratoire et les êtres créés par ce laboratoire se retrouvent en position centrale dans des questions qui préoccupent la vie des individus, la vie sociale, la manière dont nous concevons notre avenir, ses risques et ses promesses, une seule question doit être posée. Celle du pouvoir, et le plus souvent de la coalition de pouvoirs distincts, qui a eu intérêt à faire oublier une différence qui compte au moins autant que celle entre la pierre qui roule et l’oiseau qui vole : la différence entre les questions intéressantes parce qu’elles permettent une démonstration expérimentale, et les questions qui intéressent la vie des humains. (Cité par Bernard Bel)
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