Un autre monde est possible !

Phi­lippe PIGNARRE, Isa­belle STENGERS in La sor­cel­le­rie capi­ta­liste : pra­tiques de désen­voû­te­ment.
Paris : La Décou­verte, 2005, p. 10 – 11.

« Un autre monde est pos­sible ! » est un cri. Sa puis­sance propre n’est pas celle d’une thèse ou d’un pro­gramme, dont la valeur se juge à leur « plau­si­bi­li­té ». Il n’autorise aucune mise en pers­pec­tive triom­phale et ne pro­pose aucune garan­tie. C’est pour­quoi d’ailleurs le sin­gu­lier « un autre monde » convient : il ne s’agit pas d’une allu­sion à un monde par­ti­cu­lier, que nous pour­rions défi­nir, ni non plus à n’importe quel autre monde (tout mais pas ça). Il s’agit d’en appe­ler au pos­sible contre l’allure inexo­rable du pro­ces­sus qui s’est ins­tal­lé et qui, bien sûr, conti­nue aujourd’hui de plus belle. Il s’agit de bri­ser quelque chose qui était de l’ordre de l’envoûtement, de l’impuissance sidé­rée dont même ceux qui lut­taient encore pou­vaient sen­tir la proxi­mi­té. Nous dirons que ce cri est le nom d’un évé­ne­ment, et que la force de cet évé­ne­ment est la manière dont il fait exis­ter, pour tous ceux, toutes celles qui lui répondent, la ques­tion : com­ment héri­ter, com­ment pro­lon­ger ? Com­ment deve­nir enfant de cet événement ?

Deve­nir enfant d’un évé­ne­ment. Non pas naître à nou­veau dans l’innocence, mais oser habi­ter le pos­sible comme tel, sans les pru­dences adultes qui font pré­va­loir les menaces du « Qu’en dira-t-on ? », du « Pour qui vont-ils nous prendre ! » ou « Pour qui nous prenons-nous ? », du « Et vous croyez que cela suf­fi­ra ? » L’événement crée son « main­te­nant », auquel répond la ques­tion d’un cer­tain « faire comme si » qui est propre aux enfants lorsqu’ils fabulent et créent. Ce qui expose bien sûr à toute une série d’accusations, car cela peut être confon­du avec « deve­nir irres­pon­sable » ou « prendre ses rêves pour la réalité ».

Mais ce n’est pas très impor­tant, car on ne s’adresse pas aux adultes, seule­ment à ceux et celles qui se demandent eux/elles aus­si com­ment répondre à quelque chose qui « fait de nous des enfants », qui demandent de secouer le poids de l’« à quoi bon », des doutes quant à la légi­ti­mi­té de l’intervention, du savoir des risques de mécom­pré­hen­sion. « Faire comme si » ce que l’événement fait oser était ce qu’il demande, ce qui crée le pro­lon­ge­ment. Et, inver­se­ment, ne pas faire comme si ce que nous écri­vions était « auto­ri­sé » par une quel­conque posi­tion de légi­ti­mi­té. On est tou­jours quelque peu dépas­sé par ce qu’on écrit mais, le plus sou­vent, c’est une expé­rience qui reste d’ordre pri­vé. Deve­nir enfant de l’événement, c’est aus­si cela : pas du tout nous pré­sen­ter comme porte-parole, pro­phètes de l’événement, mais comme obli­gés par quelque chose qui nous contraint à aban­don­ner les pru­dences qui conviennent aux auteurs.

Cité par Ber­nard Bel


< Précédent
 
   
 
 
  LE CIANE Ville de Chateauroux Conseil général de l'indre Région Centre Mutualite de l'indre