Un autre monde est possible ! |
Philippe PIGNARRE, Isabelle STENGERS in La sorcellerie capitaliste : pratiques de désenvoûtement. « Un autre monde est possible ! » est un cri. Sa puissance propre n’est pas celle d’une thèse ou d’un programme, dont la valeur se juge à leur « plausibilité ». Il n’autorise aucune mise en perspective triomphale et ne propose aucune garantie. C’est pourquoi d’ailleurs le singulier « un autre monde » convient : il ne s’agit pas d’une allusion à un monde particulier, que nous pourrions définir, ni non plus à n’importe quel autre monde (tout mais pas ça). Il s’agit d’en appeler au possible contre l’allure inexorable du processus qui s’est installé et qui, bien sûr, continue aujourd’hui de plus belle. Il s’agit de briser quelque chose qui était de l’ordre de l’envoûtement, de l’impuissance sidérée dont même ceux qui luttaient encore pouvaient sentir la proximité. Nous dirons que ce cri est le nom d’un événement, et que la force de cet événement est la manière dont il fait exister, pour tous ceux, toutes celles qui lui répondent, la question : comment hériter, comment prolonger ? Comment devenir enfant de cet événement ? Devenir enfant d’un événement. Non pas naître à nouveau dans l’innocence, mais oser habiter le possible comme tel, sans les prudences adultes qui font prévaloir les menaces du « Qu’en dira-t-on ? », du « Pour qui vont-ils nous prendre ! » ou « Pour qui nous prenons-nous ? », du « Et vous croyez que cela suffira ? » L’événement crée son « maintenant », auquel répond la question d’un certain « faire comme si » qui est propre aux enfants lorsqu’ils fabulent et créent. Ce qui expose bien sûr à toute une série d’accusations, car cela peut être confondu avec « devenir irresponsable » ou « prendre ses rêves pour la réalité ». Mais ce n’est pas très important, car on ne s’adresse pas aux adultes, seulement à ceux et celles qui se demandent eux/elles aussi comment répondre à quelque chose qui « fait de nous des enfants », qui demandent de secouer le poids de l’« à quoi bon », des doutes quant à la légitimité de l’intervention, du savoir des risques de mécompréhension. « Faire comme si » ce que l’événement fait oser était ce qu’il demande, ce qui crée le prolongement. Et, inversement, ne pas faire comme si ce que nous écrivions était « autorisé » par une quelconque position de légitimité. On est toujours quelque peu dépassé par ce qu’on écrit mais, le plus souvent, c’est une expérience qui reste d’ordre privé. Devenir enfant de l’événement, c’est aussi cela : pas du tout nous présenter comme porte-parole, prophètes de l’événement, mais comme obligés par quelque chose qui nous contraint à abandonner les prudences qui conviennent aux auteurs. Cité par Bernard Bel |
< Précédent |
---|