Le Nais­sant ©

En intro­duc­tion au col­loque de Banyuls(1) sur les res­pon­sa­bi­li­tés, rôles et sta­tuts autour de la Nais­sance, nous écrivions :

La réfé­rence à la sécu­ri­té engendre l’utilisation de tech­niques de plus en plus nom­breuses, sophis­ti­quées et donc coû­teuses. Elles pro­voquent la mul­ti­pli­ca­tion des inter­ven­tions et donc l’apparition de toute une patho­lo­gie soma­tique et psy­cho­lo­gique consé­quence de ces inter­ven­tions. L’exigence de per­fec­tion du résul­tat, qu’il faut bien qua­li­fier d’attitude consu­mé­riste, impose elle aus­si la mul­ti­pli­ca­tion des actes avec les mêmes conséquences.
Dans le même temps les pro­blèmes de coût de la san­té amènent à recher­cher une res­tric­tion des dépenses.
Le résul­tat est que cha­cun des inter­ve­nants attend l’autre au tour­nant de la moindre non confor­mi­té aux cri­tères sécu­ri­taires et consuméristes…
Un sta­tut sans aucun rôle, des droits sans devoirs, une liber­té sans res­pon­sa­bi­li­té, tels semblent être aujourd’hui les aspi­ra­tions des pré­ten­dus citoyens de nos sociétés…

Courage, fuyons !

L’un des résul­tats remar­quables des condi­tions de déve­lop­pe­ment des rôles et des sta­tuts des dif­fé­rents inter­ve­nants dans la nais­sance, c’est l’acceptation tacite par les soi­gnants de la fuite devant la res­pon­sa­bi­li­té par des parents qui se reposent en tota­li­té sur le corps médi­cal et social pour la prise en charge de leurs problèmes.

Et du coup, l’ap­pel à la res­pon­sa­bi­li­té des parents, la volon­té de les res­pon­sa­bi­li­ser de façon authen­tique tout au long du pro­ces­sus de Nais­sance se heurte à la peur de les « culpa­bi­li­ser ». Empê­tré dans son rôle de recours tech­nique dans les dif­fi­cul­tés et pro­blèmes médi­caux, le soi­gnant est conscient dans le même temps de manière intui­tive (ou par­fois même réflé­chie disons-le !) des enjeux psy­cho­lo­giques des pro­ces­sus de Nais­sance. Il s’en­suit de sa part une volon­té incons­ciente de pro­tec­tion et de prise en charge au-delà de sa res­pon­sa­bi­li­té propre.

Les impé­ra­tifs de l’or­ga­ni­sa­tion sociale tels que nous les avons décrits plus haut lui imposent de prendre tous les pro­blèmes en charge comme s’il s’a­gis­sait de pro­blèmes pure­ment médi­caux. For­mé à la pra­tique médi­cale d’une méde­cine des organes, il ramène tout à des pro­blèmes orga­niques. L’in­ter­ven­tion­nisme qui s’en­suit touche le dépis­tage, le diag­nos­tic et le trai­te­ment. Ses excès sont bien enten­du condi­tion­nés par l’inadéquation des tech­niques uti­li­sées face à des pro­blèmes le plus sou­vent psy­cho­so­ciaux à reten­tis­se­ment soma­tique. Les consé­quences sont entre autres l’ag­gra­va­tion de la déres­pon­sa­bi­li­sa­tion des parents dont le sta­tut sans contre­par­tie de rôle les pousse à mani­fes­ter des exi­gences sans rap­port avec les pos­si­bi­li­tés pra­tiques. Le recours de plus en plus fré­quent au juge en est la mani­fes­ta­tion la plus évidente.

Le résul­tat pra­tique est que les com­por­te­ments addic­tifs au cours de la gros­sesse sont extrê­me­ment fré­quents. Les mères qui fument ou qui boivent sont légion (envi­ron 25% d’après une étude récente) . L’a­li­men­ta­tion, même lorsque les condi­tions éco­no­miques per­met­traient de l’op­ti­mi­ser, est le plus sou­vent dés­équi­li­brée avec des prises de poids exces­sives dues à un excès par­fois invrai­sem­blable d’hy­drates de carbone.

Bien enten­du, rien ne pousse dans ce contexte les parents à se pré­pa­rer authen­ti­que­ment. Aucun effort réel de leur part ne se justifie.

Et d’ailleurs les mères refusent en fait d’accoucher. Le recours de plus en plus fré­quent à un déclen­che­ment, à l’analgésie, à l’anesthésie loco­ré­gio­nale expriment par­fai­te­ment ce refus de l’ac­cou­che­ment, mas­qué sous le pré­texte du refus de la douleur .

Elles refusent aus­si d’al­lai­ter. La socié­té de consom­ma­tion les y pousse en leur ven­dant des suc­cé­da­nés pour com­pen­ser leurs manques à être. Le corps médi­cal, par peur de culpa­bi­li­ser, accom­pagne et finit même par jus­ti­fier ces com­por­te­ments irresponsables.

La mul­ti­pli­ca­tion des inter­ven­tions est alors iné­luc­table : les unes visant à répondre à la demande des parents, d’autres à com­pen­ser leurs atti­tudes irres­pon­sables, d’autres encore arrivent comme consé­quences des deux pré­cé­dentes dans une logique de com­pen­sa­tion et de cor­rec­tion des ano­ma­lies qui s’en­gendrent les unes les autres. Nous avons, au début de notre pro­pos cité quelques unes de ces inter­ven­tions dis­cu­tables : citons encore pour mémoire le déclen­che­ment qui exige l’analgésie et sou­vent l’anesthésie loco-regionale qui elle-même condi­tionne une infla­tion des extrac­tions ins­tru­men­tales ou chi­rur­gi­cales. Pour­tant les don­nées de la lit­té­ra­ture médi­cale sont claires. L’im­mense majo­ri­té de ces inter­ven­tions ne s’im­pose pas. Notre expé­rience, certes dans un temps, dans un lieu et dans des condi­tions par­ti­cu­lières, a mon­tré qu’une manière de faire, basée sur la co-responsabilité entre soi­gnants et parents non seule­ment mini­mise les inter­ven­tions, mais encore donne des résul­tats péri­na­taux d’une qua­li­té com­pa­rable sinon meilleure que dans les struc­tures à l’in­ter­ven­tion­nisme sys­té­ma­tique et à l’ou­tillage sophistiqué.

Pour­tant les remises en ques­tion finissent par se faire jour y com­pris dans le temple fer­mé de l’obstétrique fran­çaise, empê­trée dans son inter­ven­tion­nisme et les jus­ti­fi­ca­tions qu’il exige. La récente Confé­rence de consen­sus du CNGOF sur la prise en charge des gros­sesses sui­vant leur niveau de risque est à cet égard signi­fi­ca­tive. Concer­nant les gros­sesses et accou­che­ments nor­maux, on y apprend, entre autres choses, que l’on peut rai­son­ner l’obstétrique avec des a prio­ri oppo­sés et donc des com­por­te­ments radi­ca­le­ment dif­fé­rents sans pour autant mettre en cause les résul­tats péri­na­taux. La com­pa­rai­son entre la France et les Pays-Bas four­nit cette conclu­sion. L’in­fla­tion inter­ven­tion­niste appa­raît comme le résul­tat d’une spi­rale où la vision de la gros­sesse et de l’ac­cou­che­ment (a prio­ri situa­tion patho­lo­gique pour les uns, nor­male pour les autres) est l’élément déterminant.

Les recom­man­da­tions de la confé­rence paraissent du coup étranges à un obser­va­teur même habi­tué de ces grand’­messes médicales :

- neutres, quant aux pra­tiques et aux inter­ve­nants (alors que les confé­rences de consen­sus, par leur nature même, ont le carac­tère de lieu d’élaboration de véri­tés contrai­gnantes), elles se contentent de valo­ri­ser la pra­tique du réseau.
– contra­dic­toires, quand elles vont jus­qu’a recom­man­der l’expérience des mai­sons de nais­sance sous la res­pon­sa­bi­li­té exclu­sive des sages-femmes alors que dans le même temps on ferme des mater­ni­tés sous pré­texte que leur petite taille est fac­teur d’insécurité.
(Confé­rence de consen­sus du CNGOF Paris 1998).

Moralisation, culpabilisation, responsabilité, liberté

Les pro­blèmes appa­raissent ain­si mal­gré les inco­hé­rences de façade, de mieux en mieux posés. Rien ne jus­ti­fie que l’interventionnisme médi­cal autour de la Nais­sance ne soit pas révi­sé à la baisse. Pour cela il convient de mieux pré­pa­rer les parents, de moins inter­ve­nir, de prendre le temps et d’u­ti­li­ser la tech­no­lo­gie, non pour créer une patho­lo­gie réelle ou sup­po­sée, mais pour per­mettre d’a­voir la tran­quilli­té qui per­met jus­te­ment de prendre le temps, de res­pec­ter les rythmes et d’op­ti­mi­ser les pro­ces­sus au lieu de les court-circuiter ; ces recom­man­da­tions, faute de jus­ti­fi­ca­tions objec­tives, appa­raissent aus­si comme de l’ordre de la mora­li­sa­tion. Bien plus, dans les deux cas on arri­ve­ra rapi­de­ment à l’appréciation qu’il s’a­git d’une atteinte à la liber­té de cha­cun, parent ou soi­gnant, liber­té qui est le fon­de­ment rési­duel de notre socié­té, l’égalité et la fra­ter­ni­té ayant som­bré dans la tour­mente de la socié­té de mar­ché. Cette liber­té, cha­cun y tient comme à la pru­nelle de ses yeux et toute atti­tude qui semble lui por­ter atteinte est d’emblée vécue et qua­li­fiée dans le dis­cours de pro­pre­ment into­lé­rable. La seule jus­ti­fi­ca­tion à ces cri­tiques et à ces conseils ne peut donc repo­ser que sur l’exis­tence d’un autre indi­vi­du pour qui ces com­por­te­ments s’avéreraient délé­tères ; un indi­vi­du dont l’intérêt propre serait ain­si mis en cause, dont la liber­té serait mena­cée. En effet le consen­sus en matière de liber­té est que la liber­té de cha­cun s’arrête là où com­mence celle des autres, elle est limi­tée par le fait que son exer­cice ne doit pas mettre en cause l’intérêt du voi­sin. Il est donc indis­pen­sable de sub­sti­tuer à la pro­po­si­tion pour­quoi faire ceci ou cela ou le contraire, la pro­po­si­tion pour qui, dans l’intérêt de qui. Seule la réponse au « pour qui » per­met de répondre à la ques­tion du pour­quoi et de lui trou­ver en même temps sa justification.

La Nais­sance « pour qui », c’est évi­dem­ment pour l’enfant qui naît. Pour­quoi, parce que l’enfant qui naît est le citoyen de demain et que l’avenir, non seule­ment de l’espèce, mais de la socié­té dépend de la manière dont il aura consti­tué sa struc­ture. Il se dégage de cette pro­po­si­tion l’exi­gence d’un concept nou­veau, concer­nant les condi­tions de mise en place de la struc­ture de l’in­di­vi­du et uni­fiant ain­si la pro­blé­ma­tique des inter­ven­tions exté­rieures sur le pro­ces­sus, c’est le concept de Nais­sance pour lequel j’ai pro­po­sé la défi­ni­tion suivante :

La Nais­sance est la période de la vie où l’information-structure de l’in­di­vi­du est ouverte et sou­mise à des ser­vo­mé­ca­nismes en rela­tion avec l’environnement. Elle s’étend jusqu’à l’âge de deux ans et peut-être au-delà… Au cours de cette période la mère accède à sa mater­ni­té, le père à sa pater­ni­té, l’en­fant à son humanité.

La Nais­sance est donc consi­dé­rée non comme un moment mais comme une période. Cette période est celle au cours de laquelle l’in­di­vi­du met en place la struc­ture avec laquelle il va expri­mer toute sa vie ses poten­tia­li­tés et son auto­no­mie. Il s’a­git non seule­ment de la mise en place de la struc­ture soma­tique avec son temps limi­té et rédhi­bi­toire, son carac­tère cumu­la­tif et irré­ver­sible, et son moment de fini­tion irré­mé­diable ; il s‘agit aus­si de sa struc­ture rela­tion­nelle par son ins­tal­la­tion sur le ter­ri­toire et dans le reflet psy­chique des autres. Toute la période de Nais­sance, qu’on peut donc faire remon­ter au début de mise en place du pro­jet, sera en même temps réa­li­sa­tion de l’être pour lui (mise en forme de sa struc­ture) et idéa­li­sa­tion de l’être par les autres (mise en forme de son reflet). La mise en forme de la struc­ture, la créa­tion de ce que nous appe­lons à la suite de Labo­rit l’information-structure, c’est-à-dire la mise en forme de l’or­ga­nisme psy­cho­so­ma­tique a donc :

- un temps limi­té ; le temps de finitude-complétude de l’or­ga­nisme du Nais­sant est limi­té dans le temps. Cet espace de temps où sont pos­sibles les struc­tu­ra­tions idéales est rédhi­bi­toire. Il fau­dra que ce temps soit uti­li­sé au maxi­mum des pos­si­bi­li­tés de ren­de­ment de l’in­te­rac­tion du pro­gramme géné­tique et des sti­mu­la­tions de l’environnement.
- un carac­tère cumu­la­tif ; l’en­semble des élé­ments qui se mettent en place trouve dans l’or­ga­nisme qui se construit un espace où se situer. La conjonc­tion des organes et de leurs struc­tures res­pec­tives for­me­ra cet ensemble vivant dont il a été montre par ailleurs que, grâce a l’in­for­ma­tion, il est autre chose que la simple somme de ses par­ties. Pour­tant, la pré­sence simul­ta­née de toutes les par­ties sera indis­pen­sable au fonc­tion­ne­ment har­mo­nieux de l’ensemble. Cet aspect quan­ti­ta­tif qui condi­tionne la valeur de la struc­ture est irréversible .
- un moment de fini­tion ; au terme de la Nais­sance l’information-structure se ferme et ne pour­ra plus béné­fi­cier d’au­cun apport. Seule la matu­ra­tion sera encore pos­sible. Cette fer­me­ture de l’information-structure est irré­mé­diable.

La mise en forme du reflet est par contre ins­tan­ta­née. Elle est en per­pé­tuelle évo­lu­tion, en per­pé­tuelle trans­for­ma­tion ; elle dif­fère d’un ins­tant a l’autre.

C’est que le reflet dans le moment et dans le lieu, dif­fé­rent du moment pré­cé­dent et de l’endroit où il se forme, dépend :

- de l’état de la struc­ture de celui qui naît (un peu),
– de l’état de la struc­ture de celui qui en prend connais­sance, dépen­dant des élé­ments mémo­ri­sés dans ses cir­cuits, en struc­ture (incons­cients) et en mémoire (conscients ou non).

La mise en forme de la struc­ture (la Nais­sance) dépend :

- du pro­gramme géné­tique (impri­mé dans les gènes trans­mis par les parents, por­teurs de l’hé­ré­di­té spé­ci­fique et familiale),
– des condi­tions dans les­quelles ce pro­gramme se déve­loppe (s’ex­prime).

Elle dépen­dra donc direc­te­ment de l’en­vi­ron­ne­ment et de ses états d’équilibre ou de dés­équi­libre momen­ta­nés, pro­lon­gés, progressifs.

Le Naissant : problèmes ? …

Le concept de Nais­sant en découle de manière directe. Le Nais­sant est l’individu qui naît, consi­dé­ré comme acteur social pour­vu d’un rôle et d’un sta­tut. Rap­pe­lons à ce pro­pos que le rôle d’un indi­vi­du en situa­tion sociale c’est l’ensemble des com­por­te­ments aux­quels les autres sont en droit de s’at­tendre de sa part, le sta­tut étant en retour l’ensemble des com­por­te­ments aux­quels il est en droit de s’at­tendre de la part des autres. Le fait de mettre ain­si en exergue le concept de Nais­sant, s’il apporte une bonne jus­ti­fi­ca­tion à tous les com­por­te­ments adap­tés en matière de Nais­sance par la défi­ni­tion de son sta­tut, pose dans le même temps d’autres pro­blèmes sur les­quels il convient de s’attarder.

Le concept de Nais­sant est-il com­pa­tible avec l’IVG, avec la liber­té pour la femme de dis­po­ser de son corps et donc de refu­ser une gros­sesse ? Est-il com­pa­tible avec l’ITG qui consiste a sup­pri­mer un fœtus repé­ré comme inac­cep­table en l’état de sa condi­tion de struc­tu­ra­tion avec les consé­quences possibles ?

Notre réponse est oui sans équi­voque car le concept de Nais­sant ne sau­rait se confondre avec les atti­tudes dites de « res­pect de la vie » quelles qu’en soient les consé­quences, pro­fes­sées, avec la béné­dic­tion des églises, par tout ce que la socié­té compte de réac­tion­naire dans ses rangs.

Pour nous la vie est un pro­ces­sus com­plexe géné­ti­que­ment pro­gram­mé pour la péren­ni­té de l’espèce par l’organisation de la sur­vie des indi­vi­dus qui la com­posent et la pro­duc­tion de nou­veaux indi­vi­dus par le phé­no­mène de reproduction.

Elle doit donc être pré­ser­vée tout autant qu’elle est l’a­pa­nage d’un acteur social jouis­sant de tous les élé­ments propres à lui confé­rer une qua­li­té optimale.

L’IVG ne détruit pas un acteur social. Elle concerne un pro­ces­sus gra­vi­dique per­tur­ba­teur pour la femme au point de la mettre en état de détresse. Ce pro­ces­sus n’a, à ce moment-là, pas plus de valeur de vie pour la socié­té et pour la femme qu’une gros­sesse extra-utérine ou une gros­sesse môlaire. Son inter­rup­tion est un acte thé­ra­peu­tique de la détresse de la femme face à un acci­dent de sa vie géni­tale. Il n’en est pas pour autant ano­din car il concerne mal­gré tout un pro­ces­sus vital, une expres­sion de l’organisme fémi­nin à repro­duire la vie et son inter­rup­tion lais­se­ra dans son orga­nisme une trace indé­lé­bile. Le fait que cet acte thé­ra­peu­tique ait néces­si­té pour l’au­to­ri­ser une loi spé­ci­fique suc­cé­dant à une inter­dic­tion assor­tie de la qua­li­fi­ca­tion de crime montre a quel point l’ambiguïté existe face à la qua­li­fi­ca­tion de cette vie en potentialité.

L’ITG met fin au déve­lop­pe­ment d’un acteur social car déjà insé­ré dans le pro­ces­sus rela­tion­nel, déjà exis­tant comme Nais­sant dans le reflet psy­chique de ses parents. Elle le fait sur la base de cri­tères rigou­reux éta­blis­sant l’incompatibilité de l’état de san­té consta­té avec une vie nor­male. La dif­fi­cul­té intro­duite par le concept de Nais­sant concerne le fait qu’il s’a­git là ni plus ni moins que d’une eutha­na­sie active. L’in­ter­rup­tion « thé­ra­peu­tique » de gros­sesse n’est plus thé­ra­peu­tique pour la mère comme l’est l’IVG. Ce n’est plus une situa­tion de détresse qui fait l’ob­jet d’un trai­te­ment médi­cal. Elle n’est pas non plus thé­ra­peu­tique pour le fœtus puis­qu’il s’a­git non de le trai­ter mais de le sup­pri­mer. Elle n’est donc au mieux thé­ra­peu­tique que pour le groupe social à qui elle fait faire l’économie de la prise en charge d’un de ses membres affli­gé d’une ano­ma­lie ren­dant sa vie sous-optimale voire car­ré­ment impos­sible. De même qu’il assure son « plai­sir » sur le mar­ché des soins, le groupe social s’au­to­rise aus­si la thé­ra­peu­tique pour assu­rer sa « santé ».

Un autre pro­blème pose par l’ITG est qu’elle s’a­dresse aus­si à des fœtus en excel­lente san­té, au poten­tiel vital intact et aux capa­ci­tés d’in­ser­tion sociale, pré­sen­tant certes des dif­fi­cul­tés poten­tielles, mais mal­gré tout indis­cu­tables dans un contexte adap­té. Le chro­mo­some sur­nu­mé­raire du tri­so­mique 21 ne lui confère des poten­tia­li­tés de sur­vie sous-optimales que dans le contexte social où la com­pé­ti­tion achar­née est la base d’or­ga­ni­sa­tion des rela­tions humaines. L’ITG sera à ce moment une mani­fes­ta­tion d’eugénisme au sens le plus pur. Le concept de Nais­sant accen­tue encore l’ur­gence de la réflexion à ce niveau.
Et ce, d’au­tant que les moyens actuels de dépis­tage des ano­ma­lies de confi­gu­ra­tion et de déve­lop­pe­ment soma­tique, de diag­nos­tic et de pro­nos­tic des mal­for­ma­tions et ano­ma­lies géné­tiques aug­mente le nombre de situa­tions où une déci­sion d’in­ter­rup­tion peut être prise sur la consta­ta­tion d’une ano­ma­lie dont le carac­tère « majeur » est affaire d’appréciation per­son­nelle si elle n’est pas sévè­re­ment enca­drée par la loi.

Per­sonne n’i­gnore qu’au­jourd’­hui dans les plus grands pays asia­tiques, le caryo­type fémi­nin consti­tue une « ano­ma­lie » suf­fi­sante pour conduire a l’ITG et que cela se pratique.

Rap­pe­lons pour mémoire d’autres situa­tions où ce concept peut consti­tuer un élé­ment de plus de la réflexion : en effet, si le clo­nage, les mani­pu­la­tions géné­tiques posent des pro­blèmes d’éthique met­tant en jeu la spé­ci­fi­ci­té de l’hu­main en géné­ral, elles ne sont pas concer­nées pas le concept de nais­sant. Par contre, l’u­ti­li­sa­tion d’embryons conge­lés à la suite du décès du père, fruits d’une volon­té com­mune de pro­créer des deux parents et reflé­tés comme tel dans leur com­mun pro­jet d’en­fant, est à la limite de la pro­blé­ma­tique du Naissant.

Le Naissant a des droits

Certes, le concept de Nais­sant pose donc des pro­blèmes, mais il ne les pose que tout autant que l’on feint d’y voir une confu­sion entre le vivant et le Nais­sant. Quand on met en exergue le « res­pect de la vie » quelles qu’en soient les consé­quences, inter­di­sant pêle-mêle l’IVG, l’ITG et l’euthanasie, le choix impli­cite va de pair avec une occul­ta­tion volon­taire de l’exigence pour chaque acteur social de condi­tions de vie optimales.

Pire, cela va de pair le plus sou­vent avec l’ac­cep­ta­tion de l’exis­tence de condi­tions de vie sous-optimales, avec la rési­gna­tion aux inéga­li­tés, aux domi­nances ins­ti­tu­tion­nelles et aux hié­rar­chies, c’est-à-dire avec les atti­tudes poli­tiques les plus rétrogrades.

Au contraire, le concept de Nais­sant confère à l’in­di­vi­du qui est en Nais­sance, qui vit et agit son pro­ces­sus de struc­tu­ra­tion, qui se donne les moyens d’ac­cé­der à son huma­ni­té tan­dis que sa mère accède à sa mater­ni­té et son père à sa pater­ni­té, le droit de rece­voir en retour les meilleures condi­tions d’en­vi­ron­ne­ment. Pour accé­der a cette huma­ni­té, il a besoin de mettre en place une struc­ture soma­tique la plus par­faite pos­sible, il a besoin en même temps que sa mère accède a sa mater­ni­té et son père a sa pater­ni­té, c’est-à-dire qu’il a besoin d’exis­ter dans une rela­tion avec le groupe social dans lequel il arrive. Le concept de Nais­sant impose sim­ple­ment en même temps qu’elle l’ex­pose, l’i­dée que ces besoins sont des droits.

Le Nais­sant a le droit de béné­fi­cier, comme envi­ron­ne­ment immé­diat condi­tion­nant son déve­lop­pe­ment, d’un orga­nisme mater­nel vivant de façon har­mo­nieuse : har­mo­nieu­se­ment ali­men­té, cor­rec­te­ment pro­té­gé contre les agres­sions de l’en­vi­ron­ne­ment phy­sique et social, le froid, le tra­vail pénible, les contraintes, les vexa­tions etc.

Le Nais­sant a le droit de n’être ni enfu­mé, ni alcoo­li­sé, ni dro­gué d’au­cune manière.

Le Nais­sant a le droit de venir au monde à son heure. Il a le droit de béné­fi­cier des condi­tions har­mo­nieuses d’ac­cou­che­ment impo­sant le res­pect des rythmes de sa mère et le temps de dérou­le­ment des pro­ces­sus géné­ti­que­ment programmés.

Le Nais­sant a droit à l’a­li­men­ta­tion pré­vue pour lui par la pro­gram­ma­tion géné­tique d’es­pèce et qui consti­tue un élé­ment déter­mi­nant de l’op­ti­mi­sa­tion des condi­tions de son déve­lop­pe­ment psy­chique et somatique.

Il a droit à béné­fi­cier pour sur­veiller ses pro­ces­sus de Nais­sance de toutes les avan­cées de la tech­no­lo­gie moderne, ain­si que de rece­voir, direc­te­ment ou par l’in­ter­mé­diaire de sa mère à toutes les thé­ra­peu­tiques néces­si­tées pour son état de santé.

Mais en même temps, il a droit à ne pas être l’o­tage des mar­chands de tech­no­lo­gie, des comp­tables du temps, des orga­ni­sa­teurs du champ de la ren­ta­bi­li­té sociale, des « infor­ma­teurs » asy­mé­triques au ser­vice des domi­nants du sys­tème social où il advient.

Le Naissant © : un habitus particulier

Le concept de Nais­sant per­met de pas­ser à un autre niveau de l’approche de la Nais­sance. Reste a en pro­po­ser une définition.

Par­ler de droit implique immé­dia­te­ment la défi­ni­tion de cet indi­vi­du dans le champ du social : se pose donc le pro­blème juri­dique de son sta­tut en même temps que le pro­blème éco­no­mique de sa place. Des spé­cia­listes de ces sciences humaines et sociales ont accep­té d’a­mor­cer la réflexion sur ces sujets au cours d’un col­loque orga­ni­sé Per­pi­gnan en juin 2000.

L’ap­proche que je vou­drais ici pro­po­ser est plus anthropologique.

Pen­dant toute la période de gros­sesse, l’embryon puis le fœtus n’ont jus­qu’i­ci déte­nu au mieux que la place de « chose en soi », le soi étant celui de la mère, dotée d’une spé­ci­fi­ci­té bio­lo­gique et sociale, carac­té­ri­sée comme femme enceinte, femme en état de gros­sesse, femme grosse le cas échéant, lui confé­rant rôle et sta­tut, plus ou moins valo­ri­sé sui­vant la socié­té, le moment, le lieu, l’âge, le sta­tut matri­mo­nial etc… Une chose, même « en soi » ne sau­rait concou­rir dans le registre des « ayant droit ».

Le Nais­sant, défi­ni comme un « être en soi », construit sa struc­ture dans le bio-socio-psychologique ; il existe en soi dans le champ social en ce qu’il existe comme reflet pour les autres. La période de Nais­sance est la période de mise en forme conco­mi­tante de sa struc­ture (pour lui) et de son reflet (pour les autres).

Ce sur quoi il me paraît pos­sible de s’ac­cor­der est l’i­dée que le Nais­sant est doté d’un habi­tus, par­ti­cu­lier à la période de Nais­sance, au sens que Pierre Bour­dieu donne a ce terme : l’ensemble des sys­tèmes de schèmes de per­cep­tion, d’appréciation et d’ac­tion permettant

- d’opérer des actes de recon­nais­sance pra­tique, fon­dés sur le repé­rage des sti­mu­li condi­tion­nels et conven­tion­nels aux­quels ils sont dis­po­sés a réagir.
– d’en­gen­drer sans posi­tion expli­cite de fins ni cal­culs ration­nels de moyens, des stra­té­gies adap­tées et sans cesse renou­ve­lées dans les limites des contraintes struc­tu­rales dont ils sont le pro­duit et qui les définissent.

Bour­dieu pré­cise qu’ils sont ins­crits dans les corps par les expé­riences pas­sées. Et il ajoute même un peu plus loin que les injonc­tions sociales les plus sérieuses s’a­dressent non a l’in­tel­lect mais au corps trai­té comme pense-bête.

Il s’a­gi­rait donc d’un habi­tus par­ti­cu­lier, exis­tant en soi dans le social (le reflet des autres) se construi­sant dans le bio-socio-psychologique (l’être en soi).

Il y aura néces­si­té d’élargir la notion et de consi­dé­rer l’ha­bi­tus comme une valeur sociale en com­plé­ment des carac­té­ris­tiques indi­vi­duelles qui font l’ha­bi­tus. Ce der­nier doit être consi­dé­ré dans le contexte social comme un élé­ment qui est reflé­té par les autres. En même temps qu’il carac­té­rise l’in­di­vi­du dans sa struc­ture propre et dans ses méca­nismes intimes de fonc­tion­ne­ment en situa­tion sociale, l’ha­bi­tus existe pour les autres comme la mani­fes­ta­tion de son auto­no­mie et de sa capa­ci­té d’en­trer en relation.

L’ha­bi­tus est la conjonc­tion de ce qui fait l’être dans le moment et dans le lieu et de la manière dont il se reflète dans les rela­tions sociales. Signi­fi­ca­tion de l’être vivant en situa­tion sociale l’ha­bi­tus est incons­cient. Il le carac­té­rise globalement.

Rap­pe­lons que pour nous la signi­fi­ca­tion d’un phé­no­mène, d’une chose ou d’un quel­conque élé­ment de la réa­li­té exté­rieure aux indi­vi­dus, c’est ce qui en existe en dehors de la conscience que l’on peut en avoir ; cette signi­fi­ca­tion est donc par défi­ni­tion incons­ciente. Le lan­gage reflète cette signi­fi­ca­tion. Sa fonc­tion locu­toire trans­porte cette signi­fi­ca­tion qui est et reste incons­ciente. Son sens (la forme qu’il revêt quand il émerge à la conscience) prend diverses formes : place, rôle, sta­tut, res­pon­sa­bi­li­tés et même, dans une vision totale de l’être, phy­sio­lo­gie soma­tique et psy­chique. Ce sens est véhi­cu­lé par la fonc­tion illo­cu­toire du lan­gage. Cha­cun donne à la réa­li­té un sens qui lui est propre, tente de com­mu­ni­quer ce sens par le biais du lan­gage et ne com­mu­nique en défi­ni­tive pour l’in­ter­lo­cu­teur que le sens qu’il y met­tra lui-même.

Le sens est conscient. Mais outre qu’il est per­son­nel à chaque indi­vi­du en fonc­tion de ses modèles mémo­rises expé­ri­men­taux et cultu­rels, il ne reflète qu’une par­tie de la réalité.

Claude-Émile TOURNÉ

(1) Dans le cadre du DU Nais­sance et Socié­té de l’Université de Per­pi­gnan : 2e Col­loque Éva­lua­tion des pra­tiques médi­cales autour de la nais­sance 7 juin 1996 actes in Cahiers de l’Université – n° 22, 1996, 120 p. P.U.P. Uni­ver­si­té de Per­pi­gnan. 52, ave­nue de Vil­le­neuve 66860 PERPIGNAN.


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