Pos­tures et impostures
(Res­source pour l’ate­lier 20)

Andréine BEL

Jusqu’à il y a une dizaine d’années, ce que signi­fiait pour moi une pos­ture juste et ancrée avait une forme bien pré­cise : le dos est droit et souple, la colonne ondule selon ses courbes natu­relles ; je me place men­ta­le­ment dans mes hanches, je res­pire avec mon ventre, ample­ment et cal­me­ment, de façon « concen­trée ». Une telle pos­ture s’inscrivait dans un espace très par­ti­cu­lier, calme et serein, qui deve­nait ain­si ritua­li­sé. Les ostéo­pathes, chi­ro­prac­teurs, acu­pun­teurs ont une table assez haute pour évi­ter de devoir se pen­cher en avant. Cer­tains quittent leurs chaus­sures pour être mieux en contact avec le sol. Les pra­ti­ciens sei­tai sont assis dans la ver­ti­ca­li­té, la per­sonne accom­pa­gnée est allon­gée, les deux sont à même le sol.

Ins­tal­lée dans mon éter­ni­té, j’en suis venue à obser­ver l’influence de l’environnement et de ma pos­ture dans mon accom­pa­gne­ment. Droite, cour­bée, en tor­sion, assise sur une fesse, esqui­chée entre le lit et le mur, déca­lée dans mon axe, je me suis adap­tée sans que cela amé­liore ou défa­vo­rise mon apti­tude à accom­pa­gner. Un seul confort me semble aujourd’hui impor­ter : pou­voir appuyer mes avant-bras pour ne pas fati­guer. Et ne pas avoir som­meil, car sinon mes mains sur­sautent, ou s’endorment, avec moi bien sûr…

Si la posi­tion phy­sique n’a pas vrai­ment d’influence pour moi, qu’en est-il de la « pos­ture mentale » ?

Tsu­da disait l’importance d’être « clair » dans sa tête, car les pen­sées peuvent être per­çues par la per­sonne accom­pa­gnée, qui en devient encom­brée. Il disait par ailleurs : « Si des pen­sées vous viennent, n’y accor­dez pas d’importance, laissez-les vous tra­ver­ser ! » J’ai lon­gue­ment réflé­chi à ces ques­tions, essayant de voir exac­te­ment en quoi consis­tait cette clar­té, que je pres­sen­tais essen­tielle, comme un devoir éthique.

Il m’est arri­vé de lais­ser aller mes pen­sées, et même d’être omni­bu­lée par elles pen­dant que j’accompagnais, de « rumi­ner », sans que mon accom­pa­gne­ment en soit affec­té, ni d’ailleurs la per­sonne. J’ai pu ain­si véri­fier que mes pen­sées, si elles sont spon­ta­nées, non diri­gées et non vou­lues, n’ont aucune inci­dence en elles-mêmes. Mon atten­tion est dis­traite, mais en même temps, cette dis­trac­tion laisse une auto­no­mie à mes mains qui est valable en soi.

La pen­sée est un mou­ve­ment, mon orga­nisme l’utilise géné­ra­le­ment comme un mou­ve­ment invo­lon­taire, régé­né­ra­teur. Elle se nor­ma­lise au fur et à mesure de l’accompagnement en cours.

Par contre, les inten­tions sou­te­nues, posi­tives ou non, cette forme de pen­sée diri­gée vers l’autre, active et intru­sive, influent bel et bien lorsque les mains sont en contact avec une per­sonne. Pour qu’il y ait une séance d’accompagnement, il faut bien qu’il y ait une inten­tion glo­bale, l’intention d’accompagner, de faire avan­cer les choses etc. Mais lorsque les mains se posent, et que le contact s’établit avec la sen­sa­tion, toute inten­tion doit s’évanouir.

Qu’une inten­tion soit bonne ne la rend pas ano­dine. Inten­tions par le contact de plaire à la per­sonne accom­pa­gnée, de la ras­su­rer, l’apaiser, de faire pas­ser men­ta­le­ment des mes­sages, la convaincre d’aller mieux, de gué­rir etc., tout cela par­ti­cipe d’un pou­voir puisque la per­sonne, dans ce sché­ma, n’est pas consul­tée dans son libre arbitre.

L’intensité de l’intention est l’outil par excel­lence de la magie. Pas­ser outre ce qui est, pour ten­ter de créer, par le seul pou­voir de l’intention, une autre réa­li­té, c’est ain­si que je défi­ni­rais la magie.

Ce pou­voir est sou­vent res­sen­ti comme une intru­sion ou une dérive par la per­sonne accom­pa­gnée, pour­vu qu’elle ne soit pas docile. Et si l’accompagnateur est vigi­lant, il le per­çoit très bien. Mais comme il « croit » en sa pra­tique, et qu’il ne voit pas de mal à « vou­loir faire du bien », il peut res­sen­tir une fatigue intense et incom­pré­hen­sible pour lui. Pour­tant, rien d’étonnant à cela, il conjugue trois efforts : effort de concen­tra­tion (pour main­te­nir l’intention), de néga­tion (de l’inconfort cau­sé) et de posi­ti­va­tion (je suis dans le vrai, le bien).

Ajou­tons à cela qu’une per­sonne qui accom­pagne avec toutes ses bonnes inten­tions n’est plus dans la sen­sa­tion, si tant est qu’elle y soit jamais entrée. Elle est dans la pro­jec­tion de son inten­tion. A la simple approche des mains inten­tion­nées, la per­sonne accom­pa­gnée se ferme le plus sou­vent comme une huître, de façon ins­tinc­tive, consciem­ment ou non.

Sans la sen­sa­tion, l’accompagnateur ne sait pas où il en est. J’ai le témoi­gnage d’une amie mas­seuse, qui ado­rait son métier. Après quinze années, elle son­geait pour­tant à arrê­ter, tant elle se sen­tait fati­guée. Par sou­ci de bien faire, elle deman­dait par­fois à la per­sonne pen­dant le mas­sage si ça allait pour elle. Celle-ci, sen­tant la brèche, s’y engouf­frait pour retrou­ver un peu du son libre-arbitre. Elle se met­tait à la gui­der : j’aimerais que tu insistes ici, que ta main aille là etc.

L’accompagnateur accepte sou­vent ce par­tage du pou­voir, qu’il trouve somme toute équi­table. Ce fai­sant, il répond aux envies de la per­sonne, et non à ses besoins, le tout dans le plus com­plet brouillard.

Il sort de telles séances avec un sen­ti­ment ambi­va­lent : celui d’avoir été d’une cer­taine façon à l’écoute de lui-même comme de la per­sonne, au prix d’une immense fatigue : celle qui sur­vient quand tout va de tra­vers alors que l’on a fait de son mieux.

Une fois la bonne inten­tion remise à sa place, il a été plus facile pour moi de la lais­ser sur le bord de la route. Déchar­gée de cette construc­tion men­tale et émo­tive, je peux me consa­crer à ce qui se passe pen­dant que j’accompagne, plu­tôt qu’à ce qui devrait se passer.

La posture de l’accompagné

Qu’en est-il alors de l’incidence de la pos­ture de l’accompagné ? Faut-il qu’il soit sur le dos, jambes paral­lèles et bras le long du corps, comme cela est géné­ra­le­ment conseillé en ostéo­pa­thie et pro­po­sé en sei­tai thé­ra­peu­tique ? Faut-il qu’il soit dans un état inté­rieur de « réception » ?

Les bébés m’ont vite éclai­rée… Impos­sible de leur deman­der de pen­ser ain­si, d’être comme ceci ou comme cela. Même lorsqu’ils dorment, ils bougent et rêvent. S’ils se réfu­gient contre le mur, vous pou­vez être sûr qu’ils n’ont pas besoin de vous, ou qu’ils pré­fèrent les mains de leur mère et père. L’attention des parents aux besoins expri­més par leur bébé résoud presque tous les pro­blèmes. Sinon, ils viennent se lover dans vos mains. Ils indiquent clai­re­ment la par­tie de leur corps en besoin d’accompagnement, et bougent en fonc­tion du che­mi­ne­ment dans leur corps de leur sen­sa­tion du besoin. Il n’y a qu’à se lais­ser guider.

Puis il y eut Emi­lie. Jeune fille de 10 ans à l’époque, souf­frant d’autisme de niveau moyen, elle n’a per­mis que je n’approche d’elle mes mains qu’après les avoir aus­cul­tées, tâtées, appré­ciées pen­dant plu­sieurs séances. Ensuite, elle a pris soin de moi avant que je ne prenne soin d’elle. Pour me rendre capable de l’accompagner, la pre­mière chose qu’elle a faite était de me cour­ber la tête jusqu’à ce que mon visage repose sur son lit et que mon dos se détende ain­si. Jamais elle n’a essayé de me rendre plus droite dans ma pos­ture physique.

Je me suis d’abord dite que, souf­frant d’autisme, elle ne sup­por­tait pas un regard posé sur elle.

Mais, cinq ans plus tard, je peux l’accompagner en la regar­dant. Si elle ne sent pas de ten­sion en moi, elle laisse faire. Lorsque j’accompagne sa mère, Emi­lie se tient par­fois près de moi, incline ma tête vers l’avant, déplie une jambe comme ceci, tire mon pied comme cela… et l’effet est immé­diat : dans telle pos­ture dis­sy­mé­trique et aty­pique, un espace incon­nu s’ouvre à moi et me fait sor­tir de mes limites. Elle est la seule per­sonne à pou­voir me tou­cher et inter­ve­nir sur ma pos­ture ou mon tou­cher sans me per­tur­ber pen­dant que j’accompagne une personne.

Emi­lie est le seul maître que je me recon­naisse, à part son chat. Il n’est inter­ve­nu qu’une fois dans mon accom­pa­gne­ment d’Emilie. Il a appuyé sa patte sur ce doigt trop léger, son cou sur ce poi­gnet trop raide, m’a regar­dée droit dans les yeux, et mon tou­cher n’a plus jamais été le même.


Extrait (en pre­mier jet) de Ques­tions de croyances et d’interprétations. In Le Corps accor­dé.

Andréine Bel est danseuse-chorégraphe de son métier (voir http://leti.lt). Depuis sa ren­contre avec Itsuo Tsu­da, en 1972, elle se consacre à une recherche per­son­nelle sur le mou­ve­ment « ins­tinc­tif » qui l’a conduite à une autre com­pré­hen­sion du tra­vail cho­ré­gra­phique, puis au réajus­te­ment pos­tu­ral, base des pro­ces­sus de san­té et d’autoguérison. Elle anime actuel­le­ment des ate­liers d’auto-apprentissage sur l’accompagnement de la san­té. Voir site https://yukido.fr


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