HISTOIRE D’AMOUR ET ACTE MÉDICAL |
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Paul CESBRON Peut-on trouver situation qui pose mieux et plus simplement le problème de la co-responsabilité dons la santé que l’accueil d’un nouvel enfant ? Elle semble s’imposer tant l’implication des acteurs est forte. Matronne, sage-femme, accoucheur ou outres soignants, quelle que soit l’importance de leur rôle supposé ou réel, ils ne sont évidemment pas seuls responsables dans cette affaire. Ni maître d’œuvre, ni metteur en scène, ils sont co-acteurs d’une pièce qui a débuté bien avant leur entrée en scène. Le rôle principal, c’est clair, est tenu par le couple mère-enfant dont l’intimité créatrice va accéder par la « mise au monde » à une étape très nouvelle de son histoire. Délivrance, libération, retrouvailles, c’est bien l’œuvre conjointe d’une gemme qui accompagne dans l’embrasement fulgurant du corps et du cœur, l’extraordinaire et unique voyage libérateur vers le monde des hommes, et de ce compagnon à la fois créature et créateur. Y a‑t-il bien une place dans cette singulière intimité pour une équipe médicale ? Histoire d’amour et acte médical peuvent-ils vraiment coexister ? N’a t‑il pas fallu des millénaires pour en arriver à cette insolite question ? Jusqu’à la Renaissance dans les sociétés européennes, l’accompagnement de l’accouchement est rituel, communautaire, et presque toujours exclusivement affaire de femmes. A l’époque, l’ignorance des lois de la reproduction, de l’anatomie, de la mécanique obstétricale et des rapports physiologiques qui unissent l’enfant et sa mère est presque totale. Quant au nouveau-né, les soins dont il bénéficie sont quasi exclusivement maternels. Il n’acquiert le périlleux statut de patient que dans la deuxième moitié du 20e siècle. Sur le plan culturel, les religions monothéistes s’accordent toutes par contre pour considérer le fœtus comme être vivant, sinon être humain, devant bénéficier du respect absolu de son intégrité. En fait, il ne devient individu, personne, être de communication, d’échange que très récemment. C’est d’ailleurs cette reconnaissance qui l’unicise. Il apparaît alors qu’à la violence possible de l’accouchement doit répondre une spécialisation professionnelle, puis vers le 18e siècle une véritable formation scientifique. Si les sages-femmes acquièrent ce statut, l’époque voit également et peut-être surtout l’arrivée de l’homme-médecin avec ses redoutables instruments. En fait, c’est l’urbanisation qui rend nécessaire la maternité hospitalière et médicalisée. Rien de moins convivial pourtant que ces lieux qui arrachent l’enfant et sa mère à leur communauté de vie et les plongent dans la solitude aggravée par les menaces septiques d’une trop forte et peu hygiénique promiscuité. C’est peut-être pourtant l’isolement urbain de l’accouchée moderne qui en créant ce vide insupportable autour d’elle a libéré ainsi une place que le père va désormais pouvoir occuper. En fait, l’homme a t‑il bien sa place autour de la naissance ? Le vieux modèle chrétien du père nourricier a sûrement eu beaucoup d’efficacité culturelle. Les mystères de la procréation sont tenaces et les incertitudes biologiques confortent cette précarité. À ces doutes, l’homme-père a répondu par les très fortes contraintes socioculturelles du lignage patriarcal. Et puis les mille nécessités de protection de la vie, l’extrême et très prégnante séparation des taches, ont abouti à sa position de force, de pouvoir progressivement intégré à toutes les cultures. Il ne pouvait sans doute en résulter qu’une quasi totale exclusion affective de l’homme, réduisant la paternité à sa dimension sociale et lignagère. C’est l’émancipation de la femme qui va en faire l’égale proclamée de l’homme et rendre possible les retrouvailles. Désigné plus précocement comme père, créateur d’affectivité, de relation, il est invité à participer activement au processus d’élaboration de la grossesse, et cette invitation semble répondre à son désir. Sur la scène où se jouent aujourd’hui grossesse et accouchement les acteurs sont connus, le scénario assez clairement défini, encore faut-il préciser les rôles. L’équipe médicale possède aujourd’hui une somme de connaissances considérable, devenue explosive ou cours des vingt dernières années, au point de profondément bouleverser les rapports de l’homme avec la maladie, la souffrance et la mort. Le sentiment d’une extrême sécurité possible dans l’accouchement, tant pour la mère que pour l’enfant, aboutit à deux conséquences possibles et possiblement redoutables. D’une part, la totale délégation de pouvoir donnée à l’équipe médicale en raison de son savoir, et sa conséquence obligée qu’est la dépossession, l’aliénation de son corps et d’une partie de sa vie. D’autre part, le glissement mortel à terme du statut nouveau de l’enfant unique, personne singulière respectable, respectée, à l’enfant « parfait » de l’imaginaire scientifique. Ne peut répondre qu’une très forte mobilisation de tous pour assurer le passage nécessaire, vital, à un rapport nouveau entre équipe médicale et parents. Deux exemples peuvent illustrer cette étape : le sida chez la femme enceinte et la prise en charge périnatale de l’enfant malade. A plus d’un titre, le sida est particulièrement démonstratif. Maladie nouvelle, mortelle, contagieuse par voie sexuelle, liée à la vie affective et relationnelle, il pose dès son apparition les bases de la co-responsabilité. Après quelques courtes années d’évolution, on découvre avec les plus grandes inquiétudes la transmission du virus à l’enfant au cours de la grossesse des mères atteintes, à une fréquence telle qu’elle constitue une menace potentielle pour tout enfant intra-utérin. Et voici les équipes médicales proposant avec conviction et systématiquement l’interruption de ces grossesses. En plein triomphalisme médical, l’inefficacité quasi absolue de nos armes thérapeutiques face à une pathologie gravement menaçante apparaît stupéfiante. Et pourtant, à l’angoisse mortelle que favorisent les grandes épidémies répond l’irrépressible désir de vie qui impose cet enfant et, inaccessible avant sa naissance, il défie avec toute l’impertinence de la vie les triomphantes et envahissantes technologies anténatales. Après quelques années de discours mortifères qui répondaient en écho aux lamentations natalistes — il a bien fallu s’y résoudre — la femme et son compagnon veulent, doivent et peuvent vivre, et au-delà même de leur propre existence. Et puis, si cet enfant est lui aussi malade, son accompagnement va se faire dans une responsabilité chaque jour partagée entre parents et soignants. Menace mortelle tant pour nos sociétés modernes aseptisées, performantes, que pour les sociétés pauvres déjà accablées, le sida est un excellent révélateur de nos incohérences sociales et culturelles. C’est un stimulant finalement très efficace de nouvelles pratiques sanitaires et d’une conception rénovée des rapports des soignants et du soigné. Deuxième exemple, le diagnostic anténatal. Après la maîtrise de la procréation, la liberté durement acquise du droit par la femme à disposer de son corps et à donner la vie librement, notre enfant a acquis un statut nouveau. Il est unique, communique avec un ou deux parents qui se sont lancés avec l’exaltation d’une liberté toute fraîche, dans une aventure bouleversante. Elle, ils peut-être, vont vivre neuf mois de mise en chantier, partage, échanges permanents, intimité totale avec une vie nouvelle, à la fois prolongement, dépassement de sa, de leur propre vie, tremplin d’une autre vie autonome, candidate à l’indépendance, au vertigineux statut d’individu singulier. Imaginaire, dit-on, de ce petit, certes comme tout désir, tout projet, il est aussi et de plus en plus bien réel, accessible, communicant, fragile, malade parfois et périssable. Enraciné au plus profond de nos cœurs, il grandit, envahit, bouscule le corps de ses parents. L’unicité de cet enfant du désir en a décuplé la présence. Pourtant, sa très forte réalité n’a fait qu’accroître ses mystères. A la richesse de ses exceptionnelles potentialités répond la découverte de ses faiblesses. Sondes échographiques, biochimie, génétique, vont associer leur incroyable faculté pour percer les secrets de la vie, et apporter au couple parents/soignants une information chaque jour plus précise sur la santé de cet enfant. Mais souhaitons-nous réellement en connaître tant, est-ce bien la forme, le nombre de ses chromosomes, ses performances hémodynamiques, la normalité de son morphotype, c’est-à-dire l’identification à un modèle, qui fondent la singularité des rapports qu’établissent l’enfant et sa mère ? Ici, la très forte sinon totale délégation accordée au médecin pour assurer la gestion de la santé perd toute efficacité, sinon toute cohérence. Cette vie future, elle a pour source, berceau, dynamisme, principalement le désir de parents, le corps d’une mère, l’affectivité, la volonté de ses co-auteurs. Il n’y a et ne pourra y avoir dans l’approche de cet enfant, de son corps, sa santé, son affectivité, dans les dramatiques choix thérapeutiques qu’il faudra faire parfois avant ou après sa naissance, que la profonde volonté des soignants et des parents d’assurer ensemble par des décisions très humainement partagées, l’accueil d’un être humain unique et infiniment respectable jusques et y compris dans les situations les plus douloureuses. Parents et soignants ne peuvent échanger leurs rôles, aucun d’entre eux ne peut se substituer à l’autre. Le soignant n’accèdera que très partiellement à l’intimité de la relation fondatrice de l’enfant et de ses procréateurs. Chaque étape de la connaissance scientifique qui permet l’accès à ce petit échappe au moins provisoirement en raison de sa complexité évolutive aux auteurs de cette vie. Ces limites réciproques et réciproquement acceptées fondent la co-responsabilité et le respect des acteurs principaux qui en découle. Information, transparence dit-on, c’est nécessaire, essentiel même, et pourtant insuffisant. Il faut cette qualité d’échange, basée sur l’absolu respect de l’autre comme être différent, unique, libre et acteur principal de son histoire, c’est là l’irremplaçable garantie de la seule véritable confiance et communication, antithèse du discours distant, moralisateur ou condescendant ! Ce n’est pas le soignant qui décide parce qu’il sait et qu’en dernière analyse toute tentative d’information est mystifiante puisqu’elle dissimule à travers le rideau opaque de l’objectivité sa volonté consciente ou non. Adopter cette position, c’est se placer dans un rapport d’autorité aliénant qui ne peut aboutir qu’aux pires impasses. Il n’est de réponse aujourd’hui face à la vie future, à l’accueil de notre nouvel enfant que dans une démarche novatrice. Il nous faut faire sauter les défiances réciproques, abattre les vieux murs encore solides qui séparent le soigné du soignant, le médecin des autres soignants et l’ignorance de la connaissance. Rien n’est simple, possesseurs du savoir et du pouvoir tiennent beaucoup à leurs prérogatives et la délégation a toute l’apparence de la nécessité et de la sécurité. Il n’est sans doute pourtant guère d’autre choix humainement acceptable. |