Chris­tiane JEANVOINE
Sage-femme libérale
Doc­teur en médecine

Nan­cy le 17 sep­tem­bre 2006

Madame KELLER
Prési­dente Con­seil Nation­al de l1Ordre
des Sages-femmes

Madame,

Je vous remer­cie d’avoir répon­du à mon cour­riel au sujet des « doulas ».

En lisant votre réponse [suiv­re ce lien] je m’étonne que vous me fassiez dire ce que je n’ai pas écrit.

En effet le con­stat que j’ai pu faire devant l’apparition de ces nou­velles pro­fes­sion­nelles accom­pa­g­nant la mater­nité me sem­ble répon­dre à un manque notoire. Dans la pro­fes­sion de sage-femme il y a certes un aspect organique ou soma­tique auquel répond une par­tie de la tech­nique, et pour lequel nous sommes haute­ment for­mées, mais aus­si un aspect plus psy­chologique, rela­tion­nel et humain (pour lequel, en ce qui me con­cerne, je pense aus­si avoir été for­mée au cours de mes études). Si les gestes pra­tiques et la tech­nique s’acquièrent rel­a­tive­ment rapi­de­ment, cela est moins facile pour inté­gr­er un savoir être et des con­nais­sances humaines plus com­plex­es, plus élaborées pour répon­dre aux besoins et aux deman­des exprimées par les femmes et les cou­ples. Ce dernier aspect sem­ble la plu­part du temps être un aspect moins prisé par les sages-femmes parce que moins val­orisant d’un point de vue pro­fes­sion­nel. « Tenir la main d’une par­turi­ente », bien que ce ne soit pas de cela dont il soit exacte­ment ques­tion mais évoque au moins une présence atten­tive, bien­veil­lante, demeure un acte presque déval­orisé ou tourné en déri­sion. Sans doute est-ce l’effet de la valeur don­née à une com­pé­tence au tra­vers de ses aspects tech­niques préféren­tielle­ment — le pro­grès sci­en­tifique et tech­nique étant mis en exer­gue et en avant, plutôt que le pro­grès égale­ment sci­en­tifique lié aux con­nais­sances s’attachant aux valeurs humaines, psy­chologiques et rela­tion­nelles etc.

J’ai donc une haute estime de ma pro­fes­sion et de ma place de sage-femme et en aucun cas je ne pense que les excès de tech­nic­ité doivent être pal­liés par une nou­velle pro­fes­sion ; ce n’est pas mon discours.

Je reste con­va­in­cue que la mis­sion, dans le cadre d’un suivi médi­cal, des sages-femmes doit inté­gr­er de mul­ti­ples aspects, avec la tech­nique qui doit rester à sa juste place comme un out­il à utilis­er, mais aus­si et surtout avec le tra­vail dans la rela­tion avec le respect, l’écoute et l’échange, le sou­tien à l’autre. Ces dernières valeurs sont à mon sens des valeurs bien plus impor­tantes à dévelop­per dans la pro­fes­sion de sage-femme car ce sont dans ces dimen­sions que se trou­vent les ger­mes de la préven­tion « aux drames épou­vanta­bles » que vous évoquez.

C’est bien pour cela que je con­tin­ue à par­ler d’accompagnement global :

- Avec une glob­al­ité pour la per­son­ne dans la prise en compte des aspects soma­tiques et psy­chiques, famil­i­aux et soci­aux de la mater­nité
- Avec une glob­al­ité dans une cohérence et une con­ti­nu­ité des soins, offrant un sou­tien et une aide liés aux aspects rela­tion­nels, par la même pro­fes­sion­nelle notam­ment une sage-femme, (de la déc­la­ra­tion de la grossesse à la péri­ode post­na­tale pour toute mater­nité phys­i­ologique : grossesse, accouche­ment, soins de suite pour la mère et l’enfant),
- Qui intè­gre en pré­na­tal les con­sul­ta­tions pré­na­tales, la pré­pa­ra­tion à la nais­sance et à l’accueil de l’enfant,
• un sou­tien, voire au mieux la ges­tion et la respon­s­abil­ité de l’accouchement par la même sage-femme que précédem­ment, parce qu’une rela­tion de con­fi­ance s’est instau­rée
• et enfin des soins et un accom­pa­g­ne­ment post­na­tal guidant et con­tenant dans la genèse des liens par­ents-enfant, pour la mère et l’enfant, pour le cou­ple parental, pour la famille, pré­coce ou non, lors du retour au domi­cile de la mère avec son bébé (les recom­man­da­tions de la HAS sur la pré­pa­ra­tion vont tout à fait dans ce sens).
Et cela est bien l’objet de ma réflex­ion face à l’apparition d’une nou­velle pro­fes­sion comme les « doulas » qui puise son exis­tence dans une demande exprimée des femmes et des cou­ples, non recon­nue et non prise en compte. Ces derniers ne trou­vent pas ce qu’ils cherchent d’un point de vue plus rela­tion­nel dans l’accompagnement pro­posé actuelle­ment par les pro­fes­sion­nels de la nais­sance. Et cela je ne peux que le déplor­er dans ce qui est relaté par de nom­breuses femmes et couples.

Cette nou­velle pro­fes­sion ne souhaite en aucun cas être en con­cur­rence avec les sages-femmes (du moins c’est ce qui est for­mulé dans leurs propos).

Leur propo­si­tion de présence auprès des femmes ne vient pas à la place ou en place d’un suivi médi­cal, mais pour combler l’absence de dia­logue, d’écoute, de sou­tien et d’aide par des pro­fes­sion­nels, sou­vent pressés (10 à 15 min­utes par con­sul­ta­tion au mieux 20 min­utes), non dis­posés à enten­dre un autre dis­cours que le leur. Pour­tant il s’agit avant tout du vécu, d’une his­toire per­son­nelle et du corps de chaque femme en par­ti­c­uli­er. Pour que chaque femme, chaque cou­ple puisse être acteur de sa vie encore est-il néces­saire d’accepter de les enten­dre et de répon­dre à leurs besoins réels pour qu’ils puis­sent men­er à bien cette expéri­ence de vie qui leur appar­tient avant tout. C’est la con­di­tion d’une meilleure préven­tion soma­tique et psy­chique : toutes les con­nais­sances en san­té publique vont dans ce sens si je ne me trompe.

Alors oui, les « doulas » peu­vent trou­ver et pren­dre une place définie là où il existe des man­ques pro­fonds ? A mon sens il s’agit de recon­stituer une très anci­enne sol­i­dar­ité entre les femmes notam­ment lors de cet événe­ment. Ces femmes qui seraient « doulas » ont la plu­part du temps vécu l’expérience de la mater­nité (les change­ments dont vous par­lez ne leur sont pas incon­nus et elles pos­sè­dent sans doute une intu­ition et une com­pé­tence acquis­es de fait). Une for­ma­tion val­able doit cepen­dant leur être pro­posée (ce qui est le cas et il ne s’agit pas de trois heures de for­ma­tion) pour qu’elles aient con­science de leur place, à laque­lle elles seront capa­bles de rester. Les tra­vailleuses famil­iales sou­vent sol­lic­itées lors de la mater­nité n’ont pas for­cé­ment toutes les con­nais­sances req­ui­s­es en matière de mater­nité (qui est un temps bien spé­ci­fique) et leur approche du tout petit enfant, de l’allaitement ne sont pas néces­saire­ment très élaborées. De plus elles ne sont pas for­mées pour répon­dre à la demande lors de l’accouchement d’une présence ou per­son­ne encour­ageante, bien­veil­lante avec qui une rela­tion de con­fi­ance s’est établie. Par exem­ple, quand une femme est seule, isolée, en dif­fi­culté dans sa famille ou pour toutes autres raisons, quand il n’existe pas de sages-femmes pra­ti­quant un accom­pa­g­ne­ment glob­al à prox­im­ité, ou quand les femmes (ou les cou­ples) ne trou­vent pas de dia­logue, d’écoute auprès des pro­fes­sion­nels et qu’elles ont besoin de voir recon­nues leurs pro­pres com­pé­tences, si elles deman­dent un sou­tien pour l’accouchement et pour l’allaitement là où rien n’existe, alors pourquoi les « doulas » ne seraient-elles pas des alliées d’abord pour les femmes et les cou­ples, mais aus­si pour les professionnel(le)s ?

En tous les cas, fon­dre toutes griffes dehors comme cela est fait sur cette nou­velle pro­fes­sion, manque de tolérance et cela évite aux sages-femmes de se regarder en face, de s’interroger sur leurs mis­sions, de se remet­tre en cause pour pro­pos­er des soins ten­ant compte de toute la com­plex­ité de la mater­nité des femmes. Si des évo­lu­tions sont con­statées (et vous sem­blez en être sat­is­faite, per­son­nelle­ment je ne le suis pas), nous sommes loin d’un aboutisse­ment en matière d’accompagnement de la mater­nité de façon respectueuse et dans une vraie rela­tion d’aide. De nom­breuses femmes restent inquiètes voir angois­sées, mal infor­mées et cela entraîne des patholo­gies bien évidentes.

Pour finir en effet je reproche au Con­seil Nation­al de l’Ordre de na pas avoir soutenu ouverte­ment la propo­si­tion d’Accompagnement Glob­al à la Nais­sance. Il me sem­ble que c’est l’éthique de la pro­fes­sion qui était en jeu, les capac­ités et la com­pé­tence des sages-femmes dans toute leur pléni­tude qui auraient été défendues. Cela est aus­si le rôle du Con­seil de l’Ordre des sages-femmes de le faire (pour les cota­tions, cela va de soit que c’est le rôle des syn­di­cats de le négoci­er, je le reconnais).

Vous prenez par­ti et vous vous insurgez con­tre le rap­port Thul­liez et ce qui risque d’en découler con­cer­nant les études de sages-femmes (rev­enues à 3 ans et au niveau de la licence) dans votre com­mu­niqué du Con­seil nation­al de l’Or­dre du 07 août 2006 « La com­mis­sion sur l’intégration des pro­fes­sions médi­cales et phar­ma­ceu­tiques au cur­sus LMD ».

Affirmer que la pro­fes­sion de sage-femme néces­site 5 années d’étude et l’ouverture vers un doc­tor­at ne peut être qu’une juste recon­nais­sance du tra­vail des sages-femmes avec toute la respon­s­abil­ité qui leur incombe, mais encore faut-il se bat­tre pour que la mis­sion des sages-femmes aille de pair avec ce niveau de com­pé­tence. Il est déce­vant qu’aucune prise de posi­tion n’ait été for­mulée, sur le con­tenu, le rôle de telles pro­fes­sion­nelles et la forme de leur exer­ci­ce, et que des propo­si­tions alter­na­tives n’aient jamais été défendues par le Con­seil de l’Ordre, surtout quand cela est au béné­fice des femmes, des cou­ples parentaux et des enfants.

Cor­diale­ment.

Chris­tiane Jeanvoine