Table ronde du 31 mai 2007
25e Journées de Gyné­colo­gie de Nice et de la Côte d’Azur, Saint-Lau­rent-du-Var (06)

Inter­ven­tion de Bernard Bel, porte-parole du CIANE.

À qui appar­tient l’accouchement ? J’ai posé cette ques­tion sur plusieurs listes de dis­cus­sion : la liste Nais­sance, la liste publique Re-Co-Nais­sances, la liste de l’AFAR, celle du CIANE et une liste de représen­tants d’usagers dans les instances du sys­tème de san­té. Le jeu con­sis­tait à recueil­lir à la fois des points de vue per­son­nels et d’autres qui émanaient d’une réflex­ion col­lec­tive, cha­cun essayant de « prob­lé­ma­tis­er » la ques­tion pour tenir compte des divers acteurs en présence.

Réponse à chaud : « Cette ques­tion est idiote, l’accouchement n’appartient à per­son­ne ! »

Pourquoi faut-il que l’accouchement appar­ti­enne à quelqu’un ? Pour dire qui a le droit de décider, en dernier recours ? « L’accouchement appar­tient au médecin parce que c’est lui qui sait ce qui est mieux » con­tre « l’accouchement appar­tient à la mère parce que c’est son corps + la loi Kouch­n­er » con­tre « l’accouchement appar­tient au bébé car c’est lui qui doit être prioritaire » ?

Réponse tiédie : « On m’a volé mon accouche­ment — avec des inter­ven­tions abu­sives, la péridu­rale, le non-respect de mon intim­ité etc. » Ou encore : « J’ai réus­si à me réap­pro­prier cet événe­ment telle­ment impor­tant — en accouchant à domi­cile, en étant accom­pa­g­né par des pro­fes­sion­nels respectueux etc. » 

Aller con­tre la phys­i­olo­gie du tra­vail, oblig­er une femme au jeûne, à se couch­er, à rester immo­bile dans une posi­tion absurde — qui aurait l’idée de manger en faisant le poiri­er ? —, c’est délibéré­ment faire preuve de mécon­nais­sance et d’incompétence, de mépris de l’autre, de prise de pou­voir, de désir d’appropriation d’autrui et induire des prob­lèmes qui néces­siteront alors l’intervention médi­cale : le ser­pent qui se mord la queue, ou le pom­pi­er pyromane.

Autrement dit, en déléguant une part de respon­s­abil­ité les par­ents ont lais­sé le champ libre à divers modes d’appropriation. Une mère de sept enfants témoigne que c’est seule­ment après son dernier accouche­ment qu’elle s’est sen­tie habil­itée à dire : « La nais­sance nous appar­tient ».

Réponse refroi­die : « Par­ler de pro­priété est une manière indi­recte de par­ler de respon­s­abil­ité et de lib­erté. Qui est respon­s­able de mon accouche­ment ? Quels sont mes droits ? »

De fait, l’accouchement appar­tient à la médecine dans la plu­part des mater­nités en France. Pourquoi ? Une réponse c’est la peur antique de l’accouchement. Cette peur a été entérinée comme une vérité absolue, faisant de l’accouchement l’un des événe­ments les plus dan­gereux de la vie. La médecine a donc évolué en ce sens, com­bat­tre le risque à tout prix, sans jamais remet­tre en cause l’axiome de départ, sans jamais se deman­der dans quelle mesure la peur ne serait pas par­fois la cause des prob­lèmes, tout par­ti­c­ulière­ment lors des accouche­ments par­ti­c­ulière­ment longs, ou douloureux, ou « dys­to­ciques » dans leur jar­gon. A l’heure actuelle la majorité des gens pensent comme ça.

Une autre réponse, c’est le résul­tat d’une vision sci­en­tifique déter­min­iste qui nous vient du 19e siè­cle. Ça com­mence à dater, mais ça reste inscrit dans les men­tal­ités. La troisième réponse serait l’appropriation du pou­voir de la procréation.

Les usagers par­lent de lib­erté de choix, du droit à une infor­ma­tion loyale, d’autonomie/compétence de la par­turi­ente, de négo­ci­a­tion du pro­jet de nais­sance et de co-responsabilité.

De nom­breuses diver­gences sont apparues dans les répons­es. Même à l’intérieur d’un groupe de femmes et d’hommes par­ti­c­ulière­ment con­cernés par ces ques­tions, ce groupe que les pro­fes­sion­nels ont ten­dance à enfer­mer bien vite dans une case « éco­los-bobos », « mar­gin­aux » etc., il y a une très grande diver­sité d’opinions et de désirs — donc, gar­dons-nous des rac­cour­cis trop rapi­des ! D’autre part, nous recon­nais­sons une diver­sité encore plus grande dans la pop­u­la­tion en général. Je suis invité ici en tant que représen­tant du CIANE, c’est-à-dire d’un col­lec­tif qui se voudrait le porte-parole de tous les par­ents ou futurs par­ents, de tous les citoyens. Con­crète­ment, mon objec­tif et celui du CIANE, ce n’est pas d’apporter une réponse uni­voque à la ques­tion posée, mais de réfléchir avec d’autres au sens que cette ques­tion peut avoir dans les dif­férentes sit­u­a­tions pos­si­bles. C’est ce que je vais faire dans ce qui suit.

En obser­vant les mou­ve­ments qui mili­tent en France pour une réforme pro­fonde de la péri­na­tal­ité, j’ai con­staté qu’une dynamique nou­velle s’était amor­cée en 2001, au moment où ce n’étaient plus seule­ment des femmes qui s’engageaient — sou­vent aux côtés de « leurs sages-femmes » — mais des cou­ples, des fratries, des familles, sans dis­tinc­tion des rôles. Il faut sig­naler notam­ment que des hommes (mais pas tous les hommes !) se sont réap­pro­prié l’enfantement au lieu de se can­ton­ner à la place désignée par d’autres, que ce soit sur un strapon­tin en salle de nais­sance ou comme sou­tien du dos de leur com­pagne dans un accouche­ment « phys­i­ologique » sur un siège hollandais.

Les cou­ples ont pris con­science du fait qu’en isolant la par­turi­ente (légale­ment, seule « usagère » con­nue du ser­vice de mater­nité) le corps médi­cal pou­vait exercer un ascen­dant sur elle. Il n’y a pas si longtemps qu’on par­lait « d’indocilité » de la par­turi­ente dans le compte-ren­du d’un con­grès médi­cal, ni qu’un osbtétricien sem­blait regret­ter sur le site d’une mater­nité grenobloise que « les femmes qui refusent la péridu­rale sont en général moins obéis­santes ». Je rap­pelle aus­si cet abus de pou­voir fréquem­ment exer­cé par des officiers d’état-civil qui refusent d’enregistrer une déc­la­ra­tion de nais­sance si le déclarant ne four­nit pas un cer­ti­fi­cat médical,
oblig­a­tion qui ne fig­ure nulle part dans le Code Civil. 

Le melt­ing pot de tout cela a pro­duit un dis­cours et une atti­tude médi­cale qui se posent en sauveurs : la médecine sait, et par ce savoir sauve la vie des femmes et des bébés. Comme le dis­cours de peur est entretenu, il est logique que les familles se présen­tent dans l’idée d’être sauvées. À trop promet­tre la Lune les gens la deman­dent, et je pense que c’est là qu’on se prend les pieds dans le tapis de l’engrenage judi­ci­aire auquel même les juges par­ticipent sans se ren­dre compte qu’il repose sur un pré­sup­posé erroné. Le tra­vail à faire pour décon­stru­ire puis recon­stru­ire est donc énorme, car tout le monde est con­t­a­m­iné [par ce discours].

En effet,

À réfléchir aus­si, l’éternelle ques­tion… Les gens du CIANE veu­lent grosso-modo que l’accouchement soit aux femmes, mais qu’en est-il réelle­ment de la (vaste ?) majorité (?) silen­cieuse, celle-là même qui est bien con­tente d’accoucher en 12 heures sous péri et ocy­to : « Tu te rends compte, 27 heures de tra­vail, mais c’est hoooor­ri­ble­ment long ! » Que veu­lent vrai­ment les usagers ? Je sais ce que veut ma belle-sœur, en tout cas, et ce n’est pas la même chose que moi.

Face à l’évolution de la société et aux exi­gences citoyennes d’une par­tie (même très minori­taire) de la pop­u­la­tion, la médecine ne peut con­tin­uer à exercer son droit d’ingérence sur la pro­créa­tion en bran­dis­sant l’étendard de la sécurité.

Cette prise de con­science de l’isolement et de l’infantilisation des par­turi­entes aboutit inévitable­ment à des excès en sens inverse. Je vous ren­voie aux réflex­ions que nous avons pub­liées récem­ment sur « le bon usage du pro­jet de nais­sance ». Vous pour­rez y con­stater que le rôle des asso­ci­a­tions d’usagers n’est pas de soutenir incon­di­tion­nelle­ment les « bons par­ents » con­tre les « méchants pro­fes­sion­nels », pas plus d’ailleurs que nous n’intervenons dans les luttes cor­po­ratistes entre médecins, sages-femmes, doulas etc.

Élargir la notion « d’usager » au-delà de son espace juridique (celui du con­trat de soins axé exclu­sive­ment sur la femme enceinte) est cer­taine­ment un pre­mier pas vers une approche human­iste — plus que tech­ni­ci­enne — des pra­tiques professionnelles.

Un homme sage-femme : 

Il est peut-être de l’intelligence des pro­fes­sion­nelLEs à ten­ter de dis­tinguer s’ils ont devant eux/elles un cou­ple respon­s­able sachant déleguer [leur respon­s­abil­ité] quand cela est vrai­ment nécessaire.

Une femme sage-femme : 

Le pre­mier pas n’est pas à exiger de l’autre mais à faire soi-même et le prob­lème autour de la nais­sance est entière­ment con­tenu dans l’obligatoire tra­vail en équipe… L’équipe doit suiv­re le régle­ment et il est plus sim­ple de suiv­re la loi « du plus fort »…

La médecine doit assumer pleine­ment sa fonc­tion sociale, surtout dans ces pra­tiques fon­da­tri­ces de lien social que sont l’accueil des nou­veau-nés ou l’accompagnement des per­son­nes en fin de vie. Mais en s’humanisant elle s’expose à des sit­u­a­tions nou­velles pour lesquelles elle n’est pas tech­nique­ment out­il­lée. Je pense notam­ment aux dérives com­mu­nau­taristes ou sec­taires — les médias ont mis en avant les prob­lèmes de trans­fu­sion san­guine ou de dis­crim­i­na­tion sex­uelle. Le temps me manque pour aller plus loin dans cette analyse en soulig­nant le dan­ger des amal­games pop­u­lar­isés par l’émergence d’une con­science écologique : médecines « alter­na­tives », croy­ances « new-age » ou néga­tion­nistes, défi­ance de la ratio­nal­ité. Les asso­ci­a­tions, les col­lec­tifs, les forums sur Inter­net ont un rôle con­sid­érable à jouer pour le développe­ment d’une pen­sée critique.

Un autre défi posé par cette ques­tion « À qui appar­tient l’accouchement ? » est le mot « accouche­ment » lui-même. Celui-ci ne désigne qu’un moment par­ti­c­uli­er de ce que tout à l’heure j’ai appelé « enfan­te­ment ». La langue française est dev­enue très frag­men­tée pour tout ce qui touche à la péri­na­tal­ité : grossesse, accouche­ment, pre­miers soins, péri­ode post­na­tale… Or cette frag­men­ta­tion cor­re­spond à celle des actes médi­caux et des inter­venants qui pren­nent place au cen­tre du vécu des futurs par­ents, et qui « pren­nent la tête » aus­si de la majorité des jeunes femmes. « Elles ont besoin d’être ras­surées » nous dis­ent les pro­fes­sion­nels… Certes. 🙁

Celles et ceux qui ont vécu la péri­ode péri­na­tale dans une par­faite con­ti­nu­ité, à l’abri des bons et loy­aux ser­vices d’une myr­i­ade de pro­fes­sion­nels, ont une vision glob­ale qui s’exprime par des mots comme « enfan­te­ment », le « giv­ing birth » des anglo­phones ou « dar a luz » des his­panophones. À qui appar­tient l’enfantement ? Une telle ques­tion fris­erait l’absurde, comme si l’on demandait « à qui appar­tient la con­cep­tion » ou « à qui appar­tient la grossesse »…

La mater­nolo­gie nous a appris la dis­tinc­tion entre accouche­ment et nais­sance. La nais­sance est le lieu priv­ilégié du vécu psy­chique du nou­veau-né et de la con­struc­tion de la parental­ité. Cer­taines répons­es étaient du type « La nais­sance appar­tient à l’enfant, mais l’accouchement à la mère, euh, au cou­ple, euh, à la famille… » Mais encore, quid du nou­veau-né en salle de réanimation ?

En fil­igrane de cette propo­si­tion de table-ronde, et de l’insistance — dont je tiens à remerci­er les organ­isa­teurs — sur la présence autour de cette table d’échantillons de tous les acteurs de la péri­na­tal­ité, nous sommes invités à revis­iter la démoc­ra­tie san­i­taire. Les formes de partage d’information et d’implication des usagers dans les trans­for­ma­tions du sys­tème évolu­ent très vite… Autrement dit, le partage du pou­voir est sans cesse rené­go­cia­ble, et c’est pourquoi cette ques­tion de démoc­ra­tie san­i­taire reste ouverte.

Les asso­ci­a­tions « d’usagers-citoyens » souhait­ent voir une amélio­ra­tion des pra­tiques d’accompagnement de la péri­na­tal­ité par une diver­si­fi­ca­tion de l’offre de soins. Je vous invite à pren­dre con­nais­sance de la Plate­forme péri­na­tal­ité 2007 du CIANE. La pierre angu­laire de la réforme sera la créa­tion de « fil­ières phys­i­ologiques » qui inclueront — en les dis­tin­guant claire­ment — les pôles phys­i­ologiques des mater­nités de niveau I, l’accès aux plateaux tech­nique des sages-femmes en suivi glob­al, les maisons de nais­sance et l’accouchement à domi­cile. C’est parce que les asso­ci­a­tions sont par­faite­ment con­scientes de la diver­sité des aspi­ra­tions des femmes et des cou­ples qu’elles regret­tent que cette diver­sité ne soit pas bien prise en compte par un sys­tème mono­lithique, en com­para­i­son à ce qui se fait dans d’autres pays.

Par quels moyens les usagers-citoyens peu­vent-ils se faire enten­dre ? En pre­mier lieu, leur par­tic­i­pa­tion active aux com­mis­sions régionales et nationales, réseaux, groupes de tra­vail de la HAS… Car nous avons la chance, en France, d’avoir (ne serait-ce que dans les textes lég­is­lat­ifs) ces dis­posi­tifs de con­cer­ta­tion démoc­ra­tique, lesquels peu­vent s’articuler avec le monde asso­ci­atif pour tra­vailler sur le long terme à l’évaluation des pra­tiques, comme c’est le cas par exem­ple de l’Obser­va­toire des usagers de la péri­na­tal­ité en Bour­gogne (1).

Pour faire autre chose que de la fig­u­ra­tion, les usagers-citoyens doivent faire preuve d’une capac­ité de con­tre-exper­tise, à l’image des asso­ci­a­tions de con­som­ma­teurs. Nous avons mis en place des out­ils de con­tre-exper­tise grâce à la base de don­nées de médecine factuelle autour de la péri­na­tal­ité, dévelop­pée à l’initative de l’AFAR. Nous sommes en train de met­tre en place d’autres out­ils (sur le mod­èle de Wikipedia) pour une ges­tion coopéra­tive décen­tral­isée des infor­ma­tions dif­fusées publiquement.

L’important me paraît de dépass­er ce stade de con­tre-exper­tise pour en arriv­er à la co-exper­tise. En effet, aus­si bien les chercheurs, les prati­ciens de san­té, les respon­s­ables de l’autorité san­i­taire et les jour­nal­istes ont accès à ces out­ils, à la fois pour la col­lecte d’informations et pour con­tribuer à leur élab­o­ra­tion. Nous invi­tons donc les pro­fes­sion­nels à s’investir encore plus dans cette démarche col­lec­tive de con­struc­tion de savoir. 


(1) Voir l’atelier 6 « La représen­ta­tion des usagers aujourd’hui : bilan et propo­si­tions » aux États généraux de la nais­sance 2006